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mille Napolitains, et de porter toutes ces troupes sur les bords du Tibre, autour de Rome, pour empêcher l’arrivage des vivres. Il ajoute que, réduit à la famine, le peuple se soulèverait nécessairement et forcerait le pape à céder à l’exigence des couronnes. C’est, dit-il, le seul moyen d’obtenir l’expulsion des jésuites. Qu’étaient donc les jésuites pour qu’on essayât contre eux l’insurrection populaire ? et combien était grande l’inexpérience des hommes de ce siècle qui osaient penser à réveiller le peuple pour repousser des moines ! À la vérité, cette opinion ne prévalut pas au conseil ; mais, ce qui est beaucoup, elle n’y parut pas ridicule. Choiseul crut devoir recourir à un moyen moins brutal et plus concluant. Il ne différa plus la demande impérieuse de l’abolition totale et de la sécularisation des membres de la société de Jésus ; le 10 décembre 1768, l’ambassadeur de France l’exigea par un mémoire présenté à sa sainteté au nom des trois monarques.

Ce coup était inattendu, du moins par sa promptitude. Le pape, en le recevant, resta anéanti, sans parole et sans regard. Il ne se remit plus d’un choc aussi violent. Peu de jours après, à la suite d’un léger rhume et d’une fatigue excessive essuyée dans une cérémonie, il se trouva mal, et mourut subitement (1769). Sa mort, disent les écrivains jésuites[1], ne sembla pas naturelle : insinuation gratuite et dénuée de toute vraisemblance. Qu’un pape doué d’une santé robuste, d’une force supérieure à son âge, brave les menaces d’un parti puissant, signe la ruine de ce parti, et n’éprouve qu’alors les premières atteintes du mal auquel il finit par succomber, le doute devient raisonnable et le soupçon permis ; mais qu’un vieillard de quatre-vingt-deux ans, assailli d’humeurs apoplectiques, toujours assoupi, toujours malade à tel point que les dépêches diplomatiques sont remplies de conjectures sur sa mort prochaine et sur un futur conclave ; que ce vieillard meure enfin à la suite d’une forte secousse, ce fait si simple doit paraître naturel à tout le monde. D’ailleurs personne n’avait intérêt à frapper Clément XIII. Ses infirmités calmaient suffisamment l’impatience des couronnes, qui n’avaient rien à gagner à sa mort, car lui-même aurait cédé à leurs vœux. Secoué par la main de l’Europe, l’arbre du jésuitisme devait tomber.

Rezzonico s’était efforcé de retarder cette chute. Les historiens phi-

  1. Georgel, t. I, p. 123. — Cet ex-jésuite fait même tenir au pape un langage qui semblerait confirmer ces imputations par le témoignage de la prétendue victime ; mais c’est un faux matériel. Clément XIII, tombé en apoplexie, ne fut pas secouru à temps, n’eut la force d’appeler personne, et dès le premier moment perdit la parole sans retour.