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santes comme on en voit en rêve. Le regard que rien n’arrêtait suivait au hasard les lignes indécises de la terre qui allaient s’abaissant dans le lointain et se perdaient dans les vapeurs ardentes d’un horizon infini. Couverte de lentisques et de genêts épineux, la campagne avait au premier plan des teintes presque noires ; au loin, les couleurs brillantes du ciel se fondaient avec ces sombres nuances, et le paysage était gouaché de larges reflets violets. Il n’y avait pas un souffle dans l’air, pas un nuage au-dessus de ma tête ; un silence de mort pesait sur cette solitude ; je n’entendais que le bruit sourd des pieds de mon cheval sur le sable, parfois le cri lointain d’une cigale, et, pour toute créature vivante, j’apercevais à quelque distance une cigogne immobile sur une pierre. À la vue de ce tableau grandiose, je me rappelai à la fois l’Océan et la campagne de Rome. Saisi d’admiration, je m’arrêtai un instant ; puis j’éprouvai une folle joie à me sentir seul dans cette campagne dépeuplée, il me semblait y respirer l’air de la liberté primitive, et, obéissant à un entraînement dont je ne me rendais pas compte, je lançai mon cheval au grand galop dans ces plaines comme pour en prendre possession. Pendant cette course rapide, je ressentais une sorte de vertige, et, ma pensée s’exaltant jusqu’au délire, je songeais, oubliant qui j’étais, aux grands coups de lance et aux aventures merveilleuses des chevaliers errans. Dans le cours de ma vie voyageuse, que de plaines j’ai parcourues ainsi un fol enthousiasme au cœur et sentant fermenter en moi la sève de la jeunesse ! Par malheur, ils durent peu ces instans d’ivresse, pendant lesquels l’ame atteint peut-être sa plus grande puissance. Trop vite passe le temps de cette fougue juvénile dont on s’étonne plus tard quand, à froid, on se la rappelle. Quelquefois même on rit au souvenir de ces exaltations ardentes, et l’on croit avoir grandi parce que l’on est calmé ; tout au contraire, on est déchu. Quand on réprouve ces aspirations hardies, ces fécondes excitations de la jeunesse, c’est qu’on n’est plus capable de les ressentir. Pendant deux heures, j’allai au hasard, tantôt éperonnant mon cheval, tantôt l’arrêtant, et je ne sais où m’aurait conduit cette folle excursion, si le pauvre animal, dont l’itinéraire était mieux arrêté que le mien, ne m’eût dirigé, à mon insu, vers la vallée où se cache dans un bouquet d’arbres le village de Boudja, que j’avais compté visiter.

Boudja s’élève comme un îlot de verdure au milieu du désert ; on dirait une émeraude tombée du ciel dans une plaine de sables. Les Anglais se sont approprié cet oasis, et, sous ses frais ombrages, ils ont bâti des maisons de plaisance et dessiné de jolis jardins qui leur