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excellentes ; cependant, sous son règne, l’église a été troublée jusqu’au fond des entrailles. Que vos éminences rétablissent la concorde entre le saint-siége et les états catholiques, qu’elles ramènent la paix dans la chrétienté, la France sera contente. » Cette bienveillance générale servait de voile à des instructions plus précises. Bernis était chargé de négocier secrètement le retour du comtat d’Avignon à la France[1] ; mais toutes ses démarches étaient subordonnées à un accord parfait avec les représentans de l’Espagne. Ceux-ci ne se montraient pas encore. Bernis profitait de leur éloignement pour s’assurer un ascendant fondé sur la dignité et le charme des manières. Son affabilité un peu théâtrale, mais toujours séduisante, transportait la cour de Louis XV au milieu des tristes cellules du Vatican. Pour rendre ses succès universels, il n’oublia pas l’opinion publique qui siégeait à Ferney, et s’empressa d’y adresser quelques billets prétentieux.

Toutes ces graces prodiguées à une assemblée de vieillards eurent bientôt un témoin plus jeune et plus illustre. Joseph II arriva subitement à Rome. Ce fut là un grand évènement. Par un souvenir mal éteint, par un faux reflet des temps antiques, Rome accordait encore aux empereurs une sorte de suprématie idéale, et depuis plus de deux siècles aucun césar n’avait reparu dans ses murs. Charles-Quint fut le dernier ; il s’y était montré dans la pompe de son triomphe de Tunis, bardé de fer, entouré de ces mêmes bandes qui, sous le connétable de Bourbon, avaient porté naguère la désolation et le deuil dans la métropole du christianisme. Joseph dédaigna le faste. Un contraste étudié, mais frappant, le présenta aux Romains sous la modestie d’un incognito dont il était l’inventeur. Son costume, ses manières, l’absence de toute décoration, le petit nombre des personnes de sa suite, semblaient appartenir au comte de Falkenstein, possesseur d’un petit fief immédiat en Alsace. Son frère, Léopold de Toscane, l’accompagnait sous un déguisement semblable. Cette bonhomie monarchique, alors presque inconnue, produisit un effet merveilleux. Trop nouvelle pour être soupçonnée d’artifice, on l’accepta comme candide et sincère. Le contraste de tant de simplicité avec une telle puissance étonnait et charmait à la fois. C’était comme la réalisation inattendue des utopies du Télémaque. Une si douce impression réagit sur l’ame de Joseph, et l’heureux résultat de cet essai l’engagea dès-lors dans un système que depuis il poussa si loin. Après le premier

  1. Mémoire pour servir d’instructions à MM. les cardinaux de Luynes et de Bernis, 19 février 1769.