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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

tribut accordé à l’enthousiasme, les Romains se demandèrent quel parti l’empereur allait prendre dans la querelle du moment. Ses moindres paroles allaient être saisies, commentées avec avidité. Joseph se plut à déjouer toutes les conjectures. Déjà rempli de ses projets de réforme, mais retenu par les scrupules de sa mère, il se dédommageait de cette contrainte en frondant également les amis et les ennemis des jésuites. Il affectait de ne pouvoir comprendre l’importance que de grands souverains prêtaient à une question monacale, il laissait entrevoir que leur préoccupation naissait de craintes pusillanimes. En même temps il affichait un mépris extrême pour les jésuites et ne leur permettait pas d’espérer son appui. Ces pères s’en étaient pourtant flattés. Joseph dissipa leur illusion dans la visite qu’il fit par curiosité au Gran-Gesu, maison professe de l’ordre, miracle de magnificence et de mauvais goût. Le général alla au-devant de l’empereur et se prosterna devant lui avec une humilité profonde. Joseph, sans attendre qu’il eût pris la parole, lui demanda froidement quand il quitterait son costume. Ricci pâlit, se troubla, murmura quelques mots inarticulés, convint que les temps étaient bien durs pour ses frères, mais qu’ils mettaient leur confiance dans Dieu et dans le saint-père, dont l’infaillibilité serait à jamais compromise, s’il détruisait un ordre approuvé par ses prédécesseurs. Ici l’empereur se prit à sourire, et presque aussitôt, fixant ses regards sur le tabernacle, il s’arrêta devant la statue de saint Ignace, tout entière d’argent massif et ruisselante de pierreries. Il se récria sur la somme prodigieuse qu’elle devait avoir coûté. « Sire, balbutia le père général, cette statue a été faite avec les deniers des amis de la société. — Dites, reprit Joseph, dites plutôt avec les profits des Indes. » Après ces paroles sévères, il quitta les pères et les laissa livrés au plus morne abattement. Dans la double intention d’humilier à la fois et le pape et les Bourbons, Joseph ne cessa de se récrier sur le prix que mettaient les princes de cette maison à l’élection d’un nouveau pape ; selon, lui ce choix n’avait aucune importance, il n’était pas digne d’occuper la pensée d’un monarque au XVIIIe siècle, et, pour mieux prouver son désintéressement à cet égard, il avait défendu au cardinal Pozzo-Bonelli, son ministre, de porter ni d’écarter aucun candidat.

Une indifférence si offensante ne pouvait échapper à la sagacité du sacré collége. Seuls parmi les puissances catholiques du premier ordre, Marie-Thérèse et Joseph n’avaient eu encore aucun démêlé sérieux avec le saint-siége. Pour donner le change sur l’intimité précaire de