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REVUE. — CHRONIQUE.

guisés en guêpes, les koaks retentissans des grenouilles, quelques pointes joviales de la parabase, eussent pu dérider un instant sinon les toges blanches des quatorze gradins privilégiés, du moins ce parterre romain plein d’esclaves et de prolétaires, tous les stantes vêtus d’habits bruns et qui se plaignaient de ne pas entendre[1]. Les Romains allaient au théâtre pour se reposer ; tout effort d’imagination leur eût coûté. Aussi sait-on de quelles précautions surabondantes s’entoure Plaute pour être compris, et combien il insiste sur l’exposition afin que personne ne se trompe. Rien donc n’eût pu faire réussir à Rome les féeries étranges d’Aristophane, pas même les claqueurs gagés, delegati ut plauderent[2], que nous prenons pour une belle découverte de notre époque, et dont il faut restituer l’honneur aux anciens. Ces journaux romains, qu’une ingénieuse érudition a récemment retrouvés, n’avaient sans doute pas de feuilletons ; sans cela, certains auteurs s’y fussent loués eux-mêmes. Les gazettes existaient à peine depuis quelques mois, quand La Rochefoucauld, qui affectait pourtant d’éviter les airs d’auteur, trouvait moyen d’y corriger de sa main l’éloge des Maximes. Il y a une certaine corruption qui s’introduit tout de suite dans les lettres : c’est celle qui vient de la vanité.

Une autre cause encore aurait suffi à bannir du Latium la libre muse d’Aristophane : les graves Romains qui applaudissaient volontiers à la satire de leurs vices personnels, pourvu qu’elle fût faite sous des noms grecs, auraient craint de compromettre leur dignité de citoyens en tolérant au théâtre la satire des vices publics. Remarquez bien que si Plaute jette un trait malin sur la banalité des triomphes[3], que s’il ose stigmatiser les honneurs rendus à la trahison[4], et les dignités prodiguées à l’infamie[5], ce n’est qu’en passant : il n’insiste pas, il glisse le trait dans une parenthèse du dialogue, et son audace est aussitôt couverte par quelque plaisante saillie. M. Victor Hugo a dit quelque part :

D’une bouche qui rit on voit toutes les dents.

C’est, je le soupçonne, ce qui faisait peur à Plaute ; aussi, en homme prudent, quand le poète leur parlait des affaires publiques, c’est à peine s’il laissait à ses auditeurs le temps de sourire. Ici, prendre le rôle difficile de champion populaire et narquois de l’aristocratie ; là, montrer par des fables la nécessité de la paix ; ailleurs, attaquer dans une allégorie burlesque la répartition des fortunes ; partout, se faire écouter du peuple en le bravant

  1. Plaut., Capt., prol., 11.
  2. id., Amphitr., prol., 83. — Suétone raconte que Néron n’avait pas moins de cinq mille vigoureux claqueurs, lesquels étudiaient à fond les différentes manières d’applaudir, plausuum genera (Ner., 20).
  3. … Pervolgatum ’st…(Bacchid., 1025.)
  4. … Erit illi illa res honori…(Epidic., 28.)
  5. … Petere honorem pro flagitio…(Trinum., 1012.)