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tique universelle, c’est le bon sens induit au scepticisme par l’ironie ; le précurseur de Voltaire est trouvé. Prenons garde toutefois : Lucien, par l’esprit, sinon par la langue, appartient aux Latins plutôt encore qu’à la Grèce. À la façon, en effet, dont il parle des cliens faméliques et de la vénalité des grammairiens, je reconnais le médecin qui s’est arrêté à causer dans les parfumeries et chez les barbiers du Vélabre ; je reconnais le rhéteur qui, sa leçon finie, est allé le long du lac Curtius s’amuser de toutes les médisances bavardes des vieux promeneurs, ou bien sous la Basilique écouter les élégans de ce temps-là discuter, tout comme les nôtres, sur leurs chevaux et leurs chiens de chasse[1]. Lucien, ce n’est plus un Hellène, c’est un Γραιϰός de la décadence, un Romain, par la conquête ; la Grèce ne peut revendiquer qu’à moitié ce maître incomparable de la satire ancienne sur lequel l’empreinte latine est visible. C’est ainsi que la satire, sans être absente des lettres grecques et tout en y reparaissant par intervalles, selon le hasard des temps, ne reçut jamais là un développement assez continu pour constituer un genre distinct et déclaré, un genre qui eût une histoire suivie et à part. Voilà comment s’explique le mot souvent cité de Quintilien : Satira tota nostra est, qui est une petite vanité de critique national ; et celui d’Horace : Græcis intactum genus, qui me semble une de ces grosses exagérations que se permettent les poètes sous prétexte de donner du relief à leurs idées.

La poésie satirique et la poésie comique semblent se confondre à leur origine : en Grèce, cependant, la source commune, au lieu de se diviser bientôt en deux ruisseaux qui se rejoignent ensuite çà et là et mêlent leurs eaux, ne laissa d’une part échapper qu’un filet maigre et avare, et put de l’autre former tout d’abord un fleuve rapide et abondant. De là vient que Rome eut bien plus à créer du côté de la satire, où les antécédens étaient rares, que du côté de la comédie, où les exemples abondaient. Toutefois ce ne fut pas Aristophane, on le devine, qui put être un modèle pour les poètes du théâtre latin. Quoi de plus contraire, en effet, à l’esprit rigide, au tempérament positif des Romains, que l’humour (le mot ici n’est pas un anachronisme) de ce génie gracieux et puissant, fantasque et profond. Sans la vivacité athénienne, sans la rapidité d’intelligence de ce peuple merveilleux et né pour les lettres, comment eût-on senti tant d’allusions savantes et spirituelles ? comment eût-on goûté ce qu’il y avait de sérieux dans cette coordonnance de la folie, dans cette continuelle opposition d’un matérialisme effréné qui se complaît dans les plus basses régions du cynisme et d’une poésie souvent sublime qui s’élève jusqu’aux sphères les plus sereines de l’idéal. ? Ces métaphores prises à la lettre de nuages parlans et de villes d’oiseaux, la grotesque idée d’une république de femmes, Euripide composant ses pièces dans un panier suspendu, l’aiguillon des vieux juges dé-

  1. Il en était déjà ainsi du temps de Térence ; voir l’Andrienne, v. 57. — Le jockey-club est une invention aussi vieille que beaucoup d’autres.