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REVUE. — CHRONIQUE.

tour à tour devant nous, j’accorderai qu’ils viennent d’Athènes, eux et leur race, quoiqu’il fut facile de revendiquer en leur faveur le droit de cité et de leur accorder au moins la naturalisation. Mais je me trompe fort ou voici, tout à côté, d’autres personnages qui n’ont jamais quitté l’enceinte des sept collines. Ce banquier voleur qui paie ses créanciers à coups de poing[1], il sort évidemment de la rue des Vieilles-Échoppes, il va trafiquer d’usure au Forum ; cette épouse fidèle, mais revêche, honnête, mais bavarde, n’est-ce pas la matrone des anciens temps ? Quel est cet insolent qui se pavane ? Un affranchi d’hier, un plébéien parvenu, un client[2] qui le prend sur le haut ton, parce qu’il vend son témoignage, parce que l’habitude du parjure lui permet de ne pas déshonorer sa prétendue dignité de citoyen par le négoce. Nous sommes à l’audience du préteur ; quittons-la pour glisser un œil furtif dans la rue des Toscans. Entrevoyez-vous, par l’impluvium, cette jeune courtisane dont une esclave lisse les cheveux huilés ? Elle lit, je crois, des tablettes de cire que vient de lui remettre un fils de famille : c’est un traité par lequel on l’achète pour un an, traité qui pourra bien donner lieu à des procès[3], et dont le magistrat, soyez-en sûr, examinera sérieusement les clauses. Ici le Romain se montre à découvert ; son esprit formaliste fait de l’amour un contrat, et il donne au vice un caractère légal et juridique. Alcibiade eût-il songé à présenter un pareil bail à la signature des Ninon de son temps ? Décidément nous sommes à Rome ; il suffit d’ouvrir le théâtre de Plaute pour n’en plus douter. À chaque pas, des anachronismes intelligens, de spirituelles inadvertances, y trahissent l’intention vraie de l’auteur. Ici, par exemple, on vous dit que le roi Créon règne céans, mais voilà quelques vers après qu’il est question des triumvirs ; là, vous voyez les murs d’Athènes ; prenez patience, on ne tardera pas à vous envoyer chez les édiles. Dans une autre pièce, vous croyez être à Épidaure, et quelques scènes plus loin il sera question du Capitole. Ailleurs, enfin, vous vous imaginez entendre un laboureur des côtes de Libye, et bientôt on vous parlera d’envoyer du blé au marché de Capoue[4]. Certes ce n’est pas moi qui me plaindrai de ces inconséquences ; elles montrent, au contraire, comment le génie naïf du grand poète revenait de lui-même au naturel, après avoir jeté en passant son offrande au pied de cette déesse vieille comme le monde et qui ne supporte pas les dédains, la mode.

  1. Plaut., Curcul., 385.
  2. id., Pœnul., 659.
  3. id., Asinar., 750. — Ovide blâmait ces assignations en restitution lancées par les libertins de mauvaise humeur contre leurs maîtresses ; les dénouemens pacifiques lui semblaient préférables : « Il est plus convenable et plus décent, dit-il, de se séparer à l’amiable que de passer ainsi de l’alcôve au tribunal, petere a thalamis litigiosa fora. » (De Remed. amoris, 670.) Les cours d’amour eussent été plus utiles à Rome qu’elles ne le furent au moyen-âge ; mais on y eût débattu des procès un peu moins platoniques.
  4. Plaut., Rud., 539.