Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/586

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
580
REVUE DES DEUX MONDES.

empereurs carlovingiens favorisèrent surtout ces exploitations ; il en est souvent question dans les lois qu’ils promulguèrent. Ces déserts étaient tous censés appartenir à la couronne ; elle employait ses serfs à les cultiver. Cela ne suffisait pas : on dut alors y intéresser les seigneurs, les corporations monastiques, et surtout les classes mêmes d’où pouvaient sortir, de près ou de loin, parmi les indigènes ou parmi les émigrans, ces colons aventureux. Des cantons de bois leur furent assignés dans les forêts royales, et la possession perpétuelle de ce qu’ils avaient défriché de leurs mains leur fut assurée. C’est là ce que les chartes appellent énergiquement le droit de prise de ces colons, leur capture et leur conquête sur l’horreur du désert[1]. Ce droit et les franchises qui vinrent encore l’entourer étaient plus étendus pour les peuplades alpestres que pour celles de la plaine.

Ainsi fut ouverte de proche en proche, cultivée et peuplée, la vaste forêt qui entourait le lac des Waldstetten. Les colons en reçurent le nom de waldlüt ou gens de la forêt, et même le célèbre mot de grutli ne signifie pas autre chose que défrichement. Mais d’où venaient-ils, ces colons ? Arrivèrent-ils un à un ou par bandes ? Suivant une tradition conservée dans une ancienne chanson populaire, ils étaient une peuplade étrangère sortie du Nord. Aujourd’hui encore, dans la figure, la stature et le langage de cette race, distincte à plusieurs égards de celle de la plaine suisse, on retrouve, dit-on, plusieurs traits Scandinaves. Dernièrement un voyageur, un touriste, arrive dans la vallée de Hasli, voisine des Waldstetten et peuplée aussi par la même race. Il ne savait rien de la tradition ; il n’en fut que plus frappé d’une foule de particularités dans le costume, la langue et l’architecture rustique, qui toutes lui rappelaient son village natal, le village suédois de Hasle. Quand se fit cette émigration ? On l’ignore absolument. À ne consulter que les chartes, il semblerait que la colonisation des Waldstetten ne fût pas très avancée au XIe siècle. M. de Gingins voit dans cette induction, d’ailleurs assez vague, un argument contre la tradition nationale. Celle-ci est pourtant bien remarquablement d’accord, il nous semble, avec les documens officiels. D’après la tradition, en effet, les émigrans du Nord trouvèrent le pays désert, inoccupé, couvert de marais et de lacs, de flaques d’eau, retraites des dragons, et d’immenses forêts. « Mais, dit positivement la chanson, nos pères ne craignirent aucun travail pour extirper les bois ; ils eurent mainte journée pénible avant que le pays leur rendît quelque fruit ; la pioche et la houe furent long-temps tout leur archet de violon. » La tradition ne dit-elle pas ainsi la même chose, dans son pittoresque langage, que les chartes dans leur latin barbare, et celles-ci par conséquent ne confirment-elles pas celle-là ?


Quoi qu’il en soit de leur origine, ces colons reçurent d’importans priviléges, quelques-uns même la plénitude des droits civils. Ils étaient hommes du roi et non d’aucun seigneur particulier. Les chartes emploient aussi pour les désigner, eux et leurs descendans, les expressions énergiques de libres

  1. Jus apprisionis… captura… comprehensio ex deserti squalore.