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ment la seule raison d’une situation qui tient à des causes secondaires qu’il importe de signaler.

L’Allemagne, qui dans la prose s’élève si rarement au style, n’est pas à cet égard sans action fâcheuse. Il est une autre influence cependant qui se lie peut-être à la sienne, mais qui est moins extérieure : c’est la tendance pédagogique ; qu’on nous permette de l’appeler ainsi et de nous servir pour cela d’une expression usitée en Suisse et en Allemagne, où elle est prise toujours en très bonne part. La pédagogie, ou la science de l’éducation, est fort cultivée dans ces deux pays ; elle y est même enseignée, professée dans des cours publics, et, en Suisse, jusque dans des instituts de jeunes filles. Par ses académies, ses colléges, ses écoles normales et ses mille pensionnats, la Suisse, la Suisse française particulièrement, est aujourd’hui comme un centre d’éducation pour toute l’Europe. Il serait curieux de dresser la liste des souverains qui ont été élevés par des précepteurs suisses, surtout du pays de Vaud ; cette liste ne se bornerait point, comme on le pense, aux czars Alexandre et Nicolas. De cette tendance, si prononcée qu’elle est devenue une industrie nationale, il a dû résulter dans les travaux intellectuels une allure didactique qui est peu favorable à la littérature et aux arts, comme en général à toute création, même scientifique ; car, en quelque genre que ce soit, qui dit création dit avant tout individualité, spontanéité. L’esprit didactique, au contraire, voit d’abord la règle, le précepte, ce qui s’enseigne ; il explique, il étudie, au lieu d’inspirer ; il reproduit, il n’invente pas. Partout aujourd’hui son influence pénètre plus ou moins, elle est dans le siècle ; mais elle a ceci de particulier en Suisse, qu’elle s’y appuie à l’aise sur le large développement donné à l’éducation publique et populaire. Tout finit ainsi par tourner à l’enseignement, qui, en se généralisant, devient moins profond. L’instruction s’étend, mais le niveau de l’instruction s’abaisse. Le nombre des ouvrages d’éducation, d’édification et de controverse qui se publient en Suisse, ou à Paris pour la Suisse, est hors de toute proportion avec celui des ouvrages qui traitent d’autres matières. Bien peu se distinguent par un certain mérite de forme, bien peu ont, dans la pensée, de l’originalité ou de la profondeur. Dans la Suisse française, les ouvrages élémentaires, ou destinés à l’enfance, figurent en majorité parmi ces publications ; la plupart des livres religieux sont traduits de l’allemand ou de l’anglais[1].

L’histoire, on le conçoit, a été bientôt envahie par cette tendance didactique. Ces dernières années ont vu paraître beaucoup d’ouvrages où les annales de la Suisse sont présentées à un point de vue plus scolaire que populaire. Le seul ouvrage sur l’histoire de la Suisse qui soit devenu un monument classique et très répandu est celui de Zschokke, et il a dû certai-

  1. Osons le dire : cet esprit didactique est si prononcé, qu’il se sent encore, mais éloquent sans doute, mais original, chez les grands écrivains que la Suisse française a produits. Benjamin Constant est celui qui a le mieux échappé. Voltaire, en passant, lui avait jeté un coup d’œil dans son berceau.