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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

brage à l’Espagne. Charles III découvrit l’envoi secret du prélat Caprara à la cour de Londres et s’en plaignit amèrement. Le roi d’Espagne accusa le pape de menées avec le cabinet britannique. Ganganelli s’excusa en alléguant qu’il devait veiller sur les intérêts de ses fils d’Irlande, et, en effet, il paraît que le gouvernement anglais avait promis quelques concessions aux catholiques de ce pays dans le cas où leur clergé consentirait à souscrire à la déclaration de l’église gallicane. Clément XIV conduisit secrètement cette affaire avec Hervey et d’autres évêques irlandais ; mais une telle négociation devait nécessairement échouer. Malgré cet échec. Clément traitait toujours les Anglais avec sympathie. Ceux-ci renouvelèrent en sa faveur l’honneur décerné jadis à Benoît XIV : on vit ses portraits et ses bustes dans les châteaux de plusieurs lords connus par leur influence politique. Cet accord ne pouvait échapper aux jésuites : ils résolurent d’en profiter, ils flattèrent les Anglais, s’étayèrent de leur protection auprès du pape et se vantèrent de l’envoi d’une escadre britannique à Civita-Vecchia, dans le cas où l’Espagne demanderait la dissolution de l’ordre à la pointe des baïonnettes[1].

Au milieu de ce conflit bizarre d’intérêts si divers et si opposés, un évènement plus décisif ranima les espérances de la société : le duc de Choiseul venait de tomber (25 décembre 1770). Dans ce premier moment, l’exaltation de la société passa toute mesure ; elle rêva, non pas son rétablissement, mais son triomphe, et se prépara à la vengeance. Bien instruite de la haine du duc d’Aiguillon pour son prédécesseur, elle résolut de l’exploiter. Un mémoire fut immédiatement présenté à Louis XV. Les jésuites s’y exprimaient en termes très respectueux pour le roi ; ils se prosternaient en esprit à ses pieds, mais ils n’épargnaient ni le dernier ministère, ni le pape lui-même ; ils peignaient sa sainteté entourée d’une cabale et entièrement subjuguée par ses prestiges. Après avoir vanté leurs services et protesté contre l’iniquité de la persécution qu’ils enduraient, ils demandaient la mise en jugement de l’abbé Béliardy et d’autres agens subalternes du duc de Choiseul : ils cherchaient à arriver jusqu’à l’ancien ministre lui-même, dans l’espoir de lui faire intenter un procès criminel[2]. D’Aiguillon s’y serait prêté avec joie, mais la nécessité de ménager le roi d’Espagne le fit

  1. Ces détails secrets et curieux des relations du pape avec les Irlandais et de l’appui prêté par l’Angleterre aux jésuites se trouvent dans les dépêches de Moniño, ministre d’Espagne à Rome, adressées au marquis de Grimaldi. Ces dépêches sont très intéressantes, mais malheureusement en petit nombre.
  2. Ce mémoire existe.