Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/792

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
786
REVUE DES DEUX MONDES.

descendance légitime, généalogie naturelle ; mais le fabricateur d’Ossien a fait fortune et trompé le monde ; l’inventeur de Rowley ne trompera personne et mourra de sa main. L’un, homme souple et habile, a saisi l’à-propos d’une flatterie locale ; l’autre, enfant malheureux, brisera son avenir contre la violence de son génie.

Chatterton, fabricateur des poésies de Rowley, ne procède pas seulement de Macpherson et de Daniel De Foë, mais de Walpole et de l’évêque Percy, qui cherchaient tous deux à reconstruire, avec les débris de l’antiquité, la poésie et l’art gothique. L’ennui dont la civilisation était saisie se révélait par cette ferveur d’archéologie ; nous lui devrons Walter Scott, elle nous possède encore.

Vers 1765, pendant que Macpherson commençait sa gloire ossianique, le rejeton d’une race bizarre, le dernier d’une génération de bedeaux qui avaient sonné les cloches de père en fils, à Bristol, vieille ville pleine de souvenirs, d’antiquités et d’antiquaires, s’élevait triste et orgueilleux près d’une mère pauvre. Cette mère, veuve, lui avait appris à lire dans une bible gothique ; il n’était bruit dans les journaux de la province que de Macpherson et d’Ossian d’une part, de Walpole et de son érudition gothique de l’autre. L’ambition de l’enfant pauvre s’allume. Ame sombre et sans jeunesse, rien ne le préoccupe, si ce n’est la lecture et la renommée ; il dévore dans les coins tous les livres qu’il rencontre ; des parchemins tombent sous sa main : il les étudie, les épèle, les copie, les imite, et finit par en fabriquer de semblables. Ce génie précoce apprend seul les mathématiques, le dessin et l’ancien langage ; un jour il s’amuse à écrire à un de ses camarades une lettre composée de tous les mots insolites qu’il a recueillis ; c’est déjà un emploi de l’archaïsme. Puis il entre chez un avoué, y travaille deux heures chaque jour, donne le reste à l’art héraldique, et apprend par cœur les vieux mots de Chaucer.

Lorsque sous les voûtes noires de cette église de Redcliffe, sa patrie, la patrie de ses aïeux les bedeaux, il a long-temps rêvé (à treize ans !) aux temps passés et à son avenir, lorsqu’il a épuisé toute la science d’antiquaire que fournit sa ville natale, il ébauche son imposture. Un journal de Bristol reçoit d’une main inconnue et insère avec empressement la narration en vieux style de l’inauguration du pont de Bristol. On veut savoir quel en est l’auteur : Chatterton menacé se tait ; on le caresse : l’enfant s’adoucit, consent à parler, fait des aveux, et affirme qu’il a trouvé dans une chambre, au-dessus du porche nord de l’église de Redcliffe, des parchemins déposés dans de vieux coffres, dont son père se servait pour couvrir ses bibles, et que