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un laps de quelques années, et dans un même coin de l’espace, de grandes imaginations, originales et fécondes, s’élèvent ensemble, marchent côte à côte, se fortifient à ce contact glorieux, et accumulent en un demi-siècle plus de richesses littéraires qu’un empire n’en possède depuis son origine et n’en produira peut-être jusqu’à son déclin. Dans toute littérature, avant que les principaux acteurs de la pièce paraissent sur la scène, et après qu’ils sont rentrés dans la coulisse, il y a de longs entr’actes durant lesquels on dirait que le génie, qui, — si privilégié qu’il soit, a des ressources bornées et des défaillances, — se prépare long-temps d’abord, et se repose long-temps ensuite. Sur ce point, la critique n’a de procès à intenter à personne : il faut qu’elle se résigne à ces inévitables éclipses des talens créateurs, sans accuser le siècle, qui n’en peut mais, ni la Providence, qui a ses raisons.

Mais s’il y a dans l’art des époques complètement déshéritées et tellement indigentes qu’elles ne vivent que d’aumônes et de rapines, où Périclès et Louis XIV ne trouveraient à protéger que la médiocrité remuante et vaniteuse, et qui se traînent dans les ornières faute d’originalité et non faute de direction, il est d’autres époques qui naissent sous l’étoile favorable, à qui l’avenir d’abord sourit, et qui, encombrées de richesses, n’auraient besoin pour prospérer que d’une direction sage et ferme qui leur manque : ce sont d’opulentes maisons qui croulent faute d’un bon intendant. L’ordre est dans les travaux de l’esprit, aussi bien que dans les affaires, la condition indispensable du succès, et la gloire est toujours au bout, lorsque l’amour intelligent de la règle s’allie à cette noble audace, attribut naturel du vrai talent. L’audace réglée fait des prodiges, car l’imagination qui sait diriger ses forces, c’est la raison armée, et par conséquent invincible. Peut-on se lasser d’admirer, dans ces courtes préfaces que Corneille et Racine placent en tête de chacun de leurs ouvrages, avec quel bon sens rigoureux les sublimes poètes expliquent les témérités de leur imagination, et comme ils se montrent à la fois prudens et inspirés ? Corneille et Racine croyaient humblement que la discipline sauve, que le travail et la patience sont féconds. Nous avons changé tout cela, comme dit Sganarelle, sans nous douter que, ces vérités si simples étant méconnues, l’époque là plus richement douée devient une période de gaspillage, de tentatives ambitieuses et incomplètes. L’écrivain qui se jette dans les bras du hasard abdique la meilleure partie de sa puissance ; poète ou romancier, il ne communiquera à ses créations qu’une vie factice, et, même dans les momens d’heureuse verve.