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sont fréquens dans les choses humaines ; le pouvoir, naguère sérieux et fort, était subitement tombé en syncope ; il était devenu trop frivole pour remplir dignement ce rôle difficile de haut protecteur vis-à-vis des lettres. Qu’attendre d’un trône qui s’est rapetissé pour tenir dans un boudoir ? D’autre part, au génie modeste avait succédé le talent orgueilleux ; la plus fantasque des puissances, celle qui sait le moins se gouverner elle-même, l’imagination, commença à ne reconnaître d’autre autorité que la sienne et à vouloir gouverner le monde. Le génie poétique s’estima bien supérieur au génie d’organisation, et se crut appelé, de droit divin, à dicter des lois et à ne pas en recevoir. La folle du logis se posa en reine absolue. Qu’arriva-t-il ? Les lettres, il est vrai, à côté de la royauté qui s’oubliait, eurent une influence retentissante et décisive ; mais c’est précisément au moment de leur action toute puissante et sans contrepoids, que s’opère la décadence des fortes mœurs littéraires. Si Diderot eût vécu sous Louis XIV, il eût laissé des livres ; il n’a laissé que des ébauches. A partir de cette heure, l’élévation morale n’est plus l’indissoluble compagne du talent ; Voltaire écrit des obscénités qui pèsent sur sa mémoire, et qu’on ne lit plus. Lui, le Français par excellence, il perd jusqu’au sentiment du patriotisme, et l’on peut affirmer qu’aucun écrivain illustre, dans le voisinage de Bossuet, de Racine, de Fénelon, n’aurait humilié nos armes, afin d’avoir le plaisir d’adresser une flatterie à un souverain étranger ; aucun n’aurait osé écrire cette impiété patriotique de l’auteur de la Henriade à Frédéric : Sire, toutes les fois que je parle à votre majesté de choses sérieuses, je tremble comme nos régimens à Rosbach. Ainsi les mœurs littéraires avaient singulièrement baissé, lorsque la révolution arriva. C’est la littérature qui l’avait faite, et elle fut la première étouffée : il ne faut aux révolutions comme la nôtre, dans leurs débuts orageux, que des hymnes de combat ; la main qui se contente d’écrire de belles pages est considérée comme un membre inutile, sinon dangereux, et la tête d’où peuvent éclore de beaux poèmes n’est pas à l’abri du bourreau. D’ailleurs, même quand elles sont établies et consolidées depuis long-temps, les républiques fondées sur l’égalité absolue doivent médiocrement aimer l’art, qui, à tout prendre, est une aristocratie. Il n’y a que le sceptre d’or qui sache le protéger avec délicatesse et magnificence, et les piques sont des sceptres de fer. Le sceptre d’or ne réussit pas toujours au reste ; pour bien faire, il faut qu’il se laisse à peine sentir : Bonaparte appuya trop. Avec son instinct d’organisateur, il avait compris de quelle importance est pour un gouvernement son action sur la pensée littéraire ;