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SIMPLES ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

ment les conquérans traitent tout en pays conquis, et l’empereur protégea les lettres comme la confédération germanique. C’était manquer le but et abaisser ce qu’on voulait relever. Commander à l’écrivain le sacrifice de ce qu’il a de plus cher, l’indépendance, c’est tarir la source de la véritable inspiration, des nobles mouvemens ; exiger du poète de continuelles apologies en échange d’une pension de quelques mille livres, c’est mettre au nom du roi, sur le cœur de la muse, un impôt qui sera payé en monnaie douteuse. Ferait-on plus royalement les choses, jetterait-on le riche manteau de sénateur sur les épaules de quelques écrivains, cela pourrait n’être encore qu’une brillante servitude, et ne produire qu’une littérature officielle, froide comme un procès-verbal. Avec ce faux système, on ne groupe autour de soi que des esprits médiocres ; on n’apprivoise pas les aigles, qui échappent et vont bâtir leur aire plus haut. On n’attrape pas même ces canards sauvages que Ducis montrait un jour au chef de l’empire. Aimer dans l’art ce qu’il y a d’original et de pur, en répandre le goût, entourer d’estime la renommée justement acquise, pressentir le mérite inconnu et lui ouvrir le chemin, dire et croire que l’écrivain encouragé ne doit que de bons livres, voilà qui ennoblirait le protecteur et relèverait le protégé. Les gouvernemens absolus ne sont pas souvent portés à comprendre ainsi les choses, et il est toujours à craindre que leur protection accordée à la pensée ne soit qu’un prétexte pour l’asservir, que l’exemple du XVIIe siècle ne soit pas décisif pour eux, et qu’ils ne sourient intérieurement de la bonhomie de Louis XIV protégeant l’auteur de Tartufe. Les gouvernemens modernes sauraient mieux de tout point concilier les bénéfices de leur protection avec les droits de la pensée ; il est fâcheux qu’occupés ailleurs, ils trouvent plus commode de laisser la littérature et l’écrivain s’en tirer à leurs risques et périls.

Lorsque ce point d’appui que l’art avait trouvé, durant une si longue et si mémorable période, dans les régions élevées du pouvoir, vint à lui manquer soudainement, il y avait encore au moins l’influence que les gens de lettres exerçaient les uns sur les autres, et qui établissait entre eux une espèce de solidarité, excellente garantie, quoique insuffisante parfois, de bon goût et de rectitude d’esprit. Il y avait l’amitié qui donnait des conseils, et qui, veillant sur votre œuvre avec sollicitude, défendait votre imagination contre les grossiers excès, et, d’une main sûre, l’arrêtait sur la pente fatale. Il y avait la critique qui siégeait dans son prétoire, une critique sérieuse, quelquefois passionnée, amère, presque toujours juste au fond, qui rendait des arrêts et non des services, et, ne désertant jamais son poste, protestait,