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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/808

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REVUE DES DEUX MONDES.

n’est pas désert, et que des néophytes sincères ou intéressés le hantent assez fréquemment. L’orgueil hait le dialogue, il parle et n’écoute pas. Le grand homme écoute pourtant, mais il n’écoute que les éloges qui montent vers lui. Il se nourrit d’encens, le plus enivrant des parfums, et, un beau jour, n’ayant entendu depuis long-temps que les hymnes chantés à sa gloire par ses enfans de chœur, il se sent devenir dieu comme l’empereur romain. C’en est fait, il veut être adoré de tous. Qui le discutera désormais sera un blasphémateur ; qui le regardera en souriant, un impie. Nous avons plus d’un dieu de cette trempe-là dans notre Olympe.

Se livrer à cette fatale puissance de l’orgueil sans faire ses réserves, c’est se vouer aux plus déplorables écarts, et donner des otages à la folie. L’orgueil extravagant inspire une ambition sans limites, et persuade sans peine à qui sait passablement conduire une berline, qu’il serait capable de conduire le char du soleil. Nous voyons cela chaque jour. Les plus petits esprits se croient appelés aux plus vastes entreprises, et rien n’est moins rare que de voir des intelligences de mince portée aborder avec une imperturbable assurance des obstacles qui eussent effrayé plus d’un vrai génie d’autrefois. Ce qui n’est pas rare non plus, c’est de voir de remarquables intelligences qui auraient pu fournir une carrière utile, féconde, se fourvoyer tristement à la remorque d’une vanité ardente et insatiable, et changeant brusquement de rôle, travestissant leur caractère, nous donner une étrange et affligeante comédie. Sans doute l’industrialisme et l’orgueil ont respecté quelques nobles talens, qui ne succomberont pas à la tentation, puisqu’ils n’ont pas succombé ; le désintéressement et le bon sens ont encore quelques fidèles autour de leurs autels délaissés ; mais ce petit nombre, qui ne s’est pas laissé atteindre par le fléau, fait mieux ressortir le désastre général.

De quelque côté qu’on regarde, en effet, dans la poésie, dans le roman, au théâtre, on aperçoit perturbation et décadence. Toutes les portes du jardin des Hespérides ont été ouvertes, et les pommes d’or ont partout été mises au pillage. La poésie a peut-être moins souffert que les autres branches de l’art, quoique, sans plus de façon, la muse ait maintes fois levé le pied, et que les poètes, je parle des plus grands, aient à se reprocher bien des erreurs et des faiblesses. — Que le poète puisse absolument devenir un homme d’état, il ne faut pas le nier ; la chaleur de l’enthousiasme n’exclut pas la rectitude d’esprit ; un magnifique langage peut recouvrir des pensées très positives. La question est de savoir si l’on peut à la fois remplir le double rôle et gagner