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glaciers. On a comparé la muse alpestre du jeune poète à un aigle de l’Oberland ; voici son troupeau d’aiglons qui commence à battre des ailes et qui prend sa volée. J’ai sous les yeux un nombre assez considérable de ces recueils imprimés presque tous à Zurich : Chansons allemandes venant de Suisse (Deutche Lieder aus der Schweitz) ; douze chansons de liberté (Zwolf Freiheits lieder), etc.. il y en a ainsi par dizaines, et nous ne sommes pas au bout. Puis viennent ceux qui répètent le refrain, comme un écho, du milieu de l’Allemagne : les Chants d’un Prisonnier, Six nuits au lac de Zurich, Promenades d’un second poète viennois, etc. Ce sont toujours des variations interminables sur le thème de M. Herwegh. Autrefois, après l’école d’Uhland et de Rückert, on ne voyait partout que printemps d’amours, amours de printemps (Liebesfrühling, Frühlingsliebe), chants de la plaine, chants de la montagne, chants du soir et du matin, comme chez nous les méditations et les ballades à la suite de Lamartine et de Victor Hugo. Maintenant, depuis M. Dingelstedt et M. Herwegh, ce ne sont que proclamations, prophéties, appels au peuple, épîtres au roi de Prusse. Qu’y faire ? les modes changent ; il n’y a que celle d’écrire des vers sans poésie qui persiste éternellement. Les lieux communs se chassent les uns les autres, mais la phrase de Pline est toujours exacte : magnum proventum poetarum annus hic attulit. Ce n’est pas tout : les poètes démocratiques ont provoqué des réponses ; il y a les poètes conservateurs comme il y a les poètes de l’opposition. M. Wackernagel, dans ses Zeitgedichte, est le chef de cette poésie qui se consacre à chanter la parfaite béatitude de l’Allemagne. Tout cela, du reste, se passe dans les régions inférieures ; M. Hoffmann de Fallersleben, M. Dingelstedt, M. Herwegh, n’ont pas rencontré un seul adversaire, et la poésie est tout entière du côté des jeunes défenseurs de la liberté.

Cette invasion d’écrivains médiocres produira, je l’espère, un heureux résultat. Les poètes véritables, et qui se préoccupent sérieusement de leur art, comprendront sans doute la nécessité de se renouveler ; ce thème, ce lieu commun perpétuel, épuisé et décrédité par tant de plumes sans valeur, leur sourira peut-être moins dans l’avenir. On s’efforcera de porter plus haut la poésie politique, de la séparer plus nettement des gazettes, de l’introduire tout-à-fait dans les demeures sacrées de la Muse. Les poètes abandonneront les faciles refrains pour songer davantage au cadre, à l’invention. Au lieu d’ajuster des rimes à un article de journal, on cherchera, ce qui est le propre de l’art, à présenter ses idées sous une forme plus élevée, à les enfermer dans quelque symbole ; on essaiera de réaliser