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cette transfiguration idéale, gaie ou sérieuse, satirique ou lyrique, sans laquelle la poésie n’existe pas. C’est peut-être là ce qu’a tenté M. Anastasius Grün dans le poème qu’il vient de publier, le Nibelungen en frac. Voici une œuvre pleine d’imagination et de grâce ; c’est aussi de la poésie politique, mais sous une forme nouvelle, sous les voiles élégans du symbole, et telle que la ferait un Arioste allemand. L’auteur, dans une invocation étincelante de verve, commence par s’adresser au roi de Prusse, non pas avec ces bravades qui plaisent tant à M. Prutz et à M. Herwegh ; il y apporte, au contraire, une dignité très haute et le véritable accent du poète. On se rappelle involontairement ces nobles chanteurs, ces trouvères germaniques qui, dans les ballades d’Uhland, adressent de si sévères remontrances aux princes et aux ducs. Puis après avoir salué de ses avertissemens pleins de gravité ce nouveau règne, accueilli, il y a quatre ans, avec tant d’espérances, il salue aussi la compagne du trône, sa conseillère, sa vigilante gardienne, la poésie politique. Ceux-là même qui ont des doutes sur le mouvement et les résultats de cette poésie au-delà du Rhin devront reconnaître la sincérité et le noble enthousiasme du poète. Il est impossible d’honorer davantage sa muse, de l’aimer avec plus de ferveur, d’en parler en termes plus magnifiques. Après l’emphase déclamatoire ou les inspirations forcées, ce haut sentiment de l’art rafraîchit et repose. Aussi bien, c’est M. Grün qui a créé cette poésie politique en Allemagne, et il a le droit d’en parler si dignement. L’Allemagne semble l’oublier aujourd’hui ; les jeunes poètes, les derniers venus, ont injurié leur chef ; il faut voir comment le noble poète sait rétablir la distance et défendre sa couronne. Au milieu des sinuosités capricieuses de son invocation, il rencontre M. Herwegh sur sa route, et rien n’est fier et superbe comme la réplique qu’il lui envoie. Ce n’est pas la haute et sereine réponse de Lamartine au folliculaire de la Némésis, ce n’est pas non plus celle de Mirabeau à Barnave. Comme ces crieurs des rues qui colportaient par tout Paris la grande trahison du comte de Mirabeau, on a publié aussi à son de trompe la défection d’Anastasius Grün, la grande trahison du comte d’Auersperg. Mais Anastasius Grün ne pense pas qu’il ait à se justifier. Au lieu de se défendre, il se lève, et, d’un geste superbe, il reprend le commandement. Il adresse de calmes remontrances à ce jeune homme qui l’insulte : « Jeune homme, vous ignorez la langue de cette muse que vous voulez faire parler. Vous ne savez pas l’idiome de la liberté sainte ; vous voulez éveiller la noble princesse captive, la belle au bois dormant, mais vous ne connaissez pas les paroles