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seulement, elles en ont raccourci ou plutôt supprimé les longues manches. En effet, s’emmailloter les bras et les épaules par respect pour l’archéologie, cela leur eût fait perdre trop de leurs avantages ; elles ont désobéi, et elles ont bien fait. Un pareil usage, d’ailleurs, n’a pu se maintenir sur la scène grecque que parce que les rôles de femmes y étaient toujours joués par des hommes.

Je n’ai pas la prétention de juger du mérite musical des chœurs de M. Mendelssohn ; je ne parlerai que de leur effet. D’abord ils ont le tort, à mon avis, de toute musique moderne appliquée à des paroles, celui de les tuer sans miséricorde. Et pourtant, dans l’occasion actuelle, le problème consistait à ne pas écraser la plus exquise de toutes les poésies sous les notes. Le savant compositeur ne paraît pas y avoir songé. Tous ces morceaux, d’une grave et large facture, sont malheureusement trop monotones. L’invocation à l’Amour ne m’a pas même paru différer sensiblement du reste. Et cependant, en composant cette ode si gracieuse, Sophocle avait évidemment pour but de ménager un contraste.

Si à présent l’on me demande, à part la nouveauté et la curiosité du spectacle, quelle impression a produite sur le public l’œuvre de Sophocle, je répondrai que cette impression a été des plus vives et des plus sympathiques. Trois ou quatre grandes situations surtout ont frappé et ému l’auditoire : l’entrée de Créon, entrée majestueuse et royale ; la belle scène des adieux d’Antigone, si bien rendue par Mlle Bourbier, lorsqu’entraînée par les soldats, elle s’attache à l’autel de Bacchus, et, les cheveux épars, la tête renversée, elle invoque la pitié des Thébains et la justice des dieux du ciel et des enfers ; le morne silence de la reine, précurseur de sa mort, et, enfin, la dernière scène, celle où l’on voit Créon revenir éploré, portant dans ses bras le corps de son fils. Chose étonnante ! ce cadavre d’un enfant, ces sanglots d’un vieillard qui s’accuse, ce mélange de la jeunesse, de la mort et du repentir, m’ont rappelé une scène d’un autre drame, d’un drame d’une tout autre école et d’une inspiration bien différente, la scène où le vieux roi Lear revient portant dans ses bras affaiblis le corps inanimé de Cordelia. Rapports singuliers ! il y a donc, à une certaine hauteur, des régions si pures, que les génies venant des points de l’art les plus opposés s’y rencontrent et sourient de cette nouvelle et étrange fraternité.

Ai-je besoin d’ajouter que quand Bocage est venu nommer les auteurs, il a été accueilli par de longs applaudissemens qui s’adressaient aux traducteurs, à Mlle Bourbier, à lui Bocage et à tout le monde.