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car tout le monde, dans cette soirée, avait bien fait son devoir. Cependant ne croyez pas que, chez les Grecs, les solennités dramatiques se terminassent ainsi brusquement. Non ; l’encens fumait de nouveau sur le thymélé, les cinq juges allaient aux voix, l’archonte proclamait le nom des vainqueurs et leur distribuait de sa main des couronnes ou des trépieds. J’ignore comment, pour cette partie du spectacle, les choses se sont passées à Berlin ; mais ici, j’aurais souhaité de grand cœur que M. le ministre de l’instruction publique ou M. le ministre de l’intérieur, rémunérateurs naturels des efforts littéraires, se fussent chargés de cette partie finale et intéressante de la représentation. Il est vrai que la couronne d’or ou même de laurier eût été, pour les traducteurs d’Antigone, une récompense tant soit peu prématurée et à laquelle eux-mêmes, j’en suis sûr, ne croient pas encore avoir droit : ils la mériteront par leur prochain ouvrage ; mais dés à présent, et ne fût-ce que dans l’intérêt de la complète exactitude de cette mise en scène antique, M. le directeur des beaux-arts aurait bien dû, comme autrefois l’archonte, venir faire aux deux jeunes poètes le don d’un trépied.

Je me suis laissé entraîné si loin par ma bavarderie classique, qu’il me reste à présent bien peu d’espace, ou, pour être plus véridique, bien peu de temps pour parler, comme je me l’étais promis, de cet autre succès obtenu par la Comédie-Française, — de la tragédie de Catherine II. Quelques mots pourtant.

C’est pour l’art moderne, il faut en convenir, un bien redoutable voisinage que celui de l’art grec, si vrai, si naturel, si logique, où le bon sens domine, où la poésie n’est que le vêtement d’une pensée droite et saine, où l’effort ne se montre jamais. Lorsque s’ouvrent nos expositions annuelles de peinture, on se garde bien de rappro- cher les toiles du Poussin ou de Lesueur des cadres de notre jeune école ; on voile les chefs-d’œuvre de la statuaire antique, le jour où Ton expose à nos regards les marbres de nos modernes sculpteurs. M. Romand a été moins favorisé. Il lui a fallu comparaître devant des spectateurs qui venaient de voir relever sur son piédestal un des chefs- d’œuvre de Sophocle, Il a triomphé cependant, et il doit trouver dans cette circonstance de son succès une raison de plus d’en être fier.

La tragédie de M. Romand est, sans contredit, d’un puissant effet dramatique. Les passions, les événemens, les caractères, y sont accusés avec hardiesse et mis vigoureusement en saillie ; la diction est chaleureuse, l’action vivement conduite. Il y a incontestablement dans ce drame toutes les qualités propres à appeler et à intéresser la foule.