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rattachent à la meilleure école du XVIIIe siècle, à celle de Montesquieu. Montesquieu n’a point cherché, quoi qu’on ait prétendu, à justifier de parti pris tous les événemens, toutes les institutions, tous les usages, mais bien à les juger en dehors de toute opinion systématique ; Montesquieu n’impose à la raison d’autres règles que les lois de la morale et du bon sens, qui, pour régir l’entendement humain, n’ont pas eu besoin qu’un penseur isolé, si puissant qu’on l’imagine, se soit donné la peine de les promulguer.

Ce n’est point encore la tâche nécessaire des écrivains actuels de l’Espagne que de faire l’histoire générale et philosophique de leur pays. S’il est vrai que l’on doive un jour élever un monument aux gloires nationales de tous les temps et de toutes les civilisations, n’est-ce pas d’abord leur principal devoir d’en rassembler les matériaux çà et là, dans cette prodigieuse quantité de documens et de chroniques dont nous avons vu que le sol de la Péninsule est pour ainsi dire surchargé. En France, en Italie, en Angleterre, c’est une branche très considérable de la science que l’érudition en matière d’histoire ; dans ces trois pays, on sait, à peu près du moins, sur quelles richesses on peut compter. Il n’en est pas de même en Espagne où, à des époques assez rapprochées de nous, le romanesque et l’apocryphe coudoient à tout propos le réel. L’amour du merveilleux est la douce et immortelle faiblesse de l’Espagne ; cet infatigable esprit d’aventure, qui a tant inspiré de comédies, de drames, de nouvelles chevaleresques, n’a pas exercé une moindre influence sur les plus graves historiens, même dans le siècle de Cervantès. Il en est résulté de si graves inconvéniens pour l’étude sérieuse de l’histoire, que don Nicolas Antonio et don Juan Ferreras, deux princes de la science, se sont vus forcés de consacrer des livres entiers, des livres énormes[1] à la réfutation des chroniques fabuleuses ; mais à un pareil débordement qui pouvait donc opposer une digue assez puissante ? A la même époque précisément, les moines de tous les ordres se mirent à fabriquer des chartes et des diplômes au profit de leurs couvens ; on ferait de nombreux volumes avec ces documens qui dénaturent l’histoire tout entière, et le plus souvent ce n’est qu’à force de recherches fatigantes que l’on en peut découvrir la fausseté. Nous nous contenterons de citer ici les archives supposées des deux couvens de San-Juan de Leyria et de San-Juan de la Peña, dont les vallées de Navarre gardent encore les ruines dans leurs ombreuses profondeurs.

Pour confondre les faussaires, pour dresser un dictionnaire critique renfermant les titres et l’exacte analyse de toutes les chroniques et de tous les documens reconnus authentiques, il fallut qu’en 1738 Philippe V créât tout exprès une académie, celle de Madrid ; mais il n’y avait point de corps savant en Europe, si nombreux, si résolu qu’il pût être, qui fût en état d’entreprendre ce colossal inventaire. Le dictionnaire ne se lit point ; les

  1. Apreciable synopsis historica cronologica. — Censura de historias fabulosas. Le premier de ces livres est d’Antonio, le second de Ferreras.