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ses prés fleuris, Épidaure à ses vignes, Homère parle des murailles de Tyrinthe, les murailles sont encore là gigantesques et inébranlables, et il faut croire que Mycène était, comme dit l’Iliade, une ville bien bâtie, puisque le temps n’a pu entièrement la démolir. Ces localités et une foule d’autres offrent encore au voyageur l’empreinte ineffaçable dont les a marquées le burin descriptif d’Homère.

Il y a tel détail dans les récits d’Homère dont on ne peut bien se rendre compte que par le spectacle des lieux. Le poète représente Neptune assis sur les hauteurs de la Samothrace, et de là contemplant ce qui se passe dans la plaine d’Ilion ; si on se borne à consulter une carte, on pourra croire qu’Homère a manqué une fois aux lois de la vraisemblance poétique, lois dont il est en général si rigoureux observateur, et qu’il a oublié, ce qu’il ne fait jamais, de tenir compte dans ses récits de la disposition relative des lieux ; car l’île d’Imbros est placée tout juste entre la Samothrace et la plaine de Troie, et il semble qu’elle a dû intercepter le regard du dieu. Mais je sentis combien la fiction d’Homère était naturelle, quand, du milieu du détroit des Dardanelles, je vis la Samothrace élever ses montagnes escarpées bien au dessus de l’île d’Imbros et pyramider derrière elle. Plaçant alors en imagination Neptune sur ces sommets, je compris parfaitement comment il avait pu voir de là ce qui se faisait dans la plaine de Troie. En reconnaissant que tout était inventé suivant la loi du possible, la fiction me parut vraisemblable, je crus à Homère et presque à Neptune.

Souvent on parvient à expliquer d’une manière satisfaisante une apparente inexactitude qui avait étonné d’abord. Ainsi, la colline qui portait la ville de Thrium ne semble pas au premier aspect assez élevée pour justifier l’épithète d’escarpée qu’elle porte chez Homère ; cependant, remarque M. Leake, étant entourée à une distance considérable par un terrain beaucoup plus bas, cette ville est très en vue, et l’effet qu’elle produit s’accorde suffisamment avec les expressions du poète. Une remarque analogue m’avait frappé en vue de l’île d’Imbros. Homère appelle Imbros île escarpée, bien que ses bords ne s’élèvent pas considérablement au-dessus des flots ; mais il faut remarquer que dans le même vers Homère parle de l’île de Lesbos, qui est plus basse, et que sa forme allongée fait paraître moins élevée encore qu’elle ne l’est véritablement. Dans ce vers, l’épithète donnée à l’île d’Imbros semble plutôt relative qu’absolue. La vérité poétique n’est pas la vérité mathématique, elle peut être une vérité de comparaison ou de contraste.