Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/1019

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fronts élus, s’amuse chaque matin à distribuer, de sa fenêtre, des couronnes aux passans.

Ce qui manque à la poésie de M. de Latouche, j’y reviens en finissant, c’est l’élan, c’est le naturel, c’est la grace naïve. Il aurait dû garder une corde de cette lyre d’ivoire dont il a ajusté les harmonieux débris. Les saillies spirituelles ne suffisent pas en poésie ; le sentiment de la nature et celui de l’amour ne suffisent pas encore, il faut un souffle d’en haut. Sans cela, avec un goût douteux, on arrive, comme M. de Latouche, à prendre le précieux pour le délicat, ce qui est obscur pour quelque chose de profond, à contourner, à torturer sa pensée, et à créer, en un mot, une poésie peu attrayante, aussi difficile à expliquer que l’homme chez lui, lequel, comme on sait, offre bien des contrastes et des recoins, quoique, à vrai dire, ses bizarreries soient plus apparentes que réelles, et qu’on en trouvât la clé en fouillant le cœur humain à une certaine profondeur. S’étonne-t-on, par exemple, que M. de Latouche ait publié sans son nom, à la dérobée, d’une manière furtive, certains morceaux, et des meilleurs, qui étaient de son crû, et qu’il ait publié sous son nom en toutes lettres certaines choses qui ne lui appartenaient pas positivement, bien que l’emprunt fût assez habilement déguisé ? Ce double jeu pourrait parfaitement s’expliquer ; mais nous touchons ici aux fibres secrètes de la vanité, aux ruses les plus cachées de l’amour-propre littéraire n’enfonçons pas le scalpel et rentrons dans la poésie. Je ne veux pas nier que M. de Latouche n’entrevoie souvent l’inspiration ; il me semble seulement qu’il la poursuit et ne l’atteint pas. Sa monture ne va ni si loin ni si haut, et ne sait pas non plus le chemin de l’avenir, ce qui serait triste, si le poète n’avait un autre moyen d’arriver. Voyez ce qui se passe là-bas ! Pendant qu’un critique renfrogné, posé en sentinelle à l’entrée de la grande route qui mène aux siècles, veut empêcher l’auteur des Adieux de passer, M. de Latouche, qui est homme de ressource, lui laisse son volume et disparaît, dans la poussière du chemin, sur le quadrige d’André Chénier.

M. Jules Lefèvre n’a pas imité ? M. de Latouche, il n’a jamais mis ses vers au secret, et leur a tout d’abord donné le large. Ils avaient paru en leur moment, et il ne fait que les réunir aujourd’hui dans une magnifique édition, avec un luxe de grand seigneur. Soit dit sans intention malicieuse, quand je vois un écrivain de notre temps rassembler avec amour toutes les pages qui sont tombées de sa plume, ne pas omettre un mot, et élever à sa chère pensée un gracieux monument de vélin, je ne puis m’empêcher de songer à ce Shakspeare qui meurt insoucieux de son génie et de l’avenir, et, comme s’ils n’étaient pas de lui, s’ils n’étaient pas sortis de sa tête et de son cœur, laisse tous ses chefs-d’œuvre épars dans le monde, ludibria ventis. Les vents les ont si bien dispersés, qu’ils sont partout ; ce n’est pas une raison pour que chacun doive confier le soin de sa renommée au hasard ; il ne faut pas se mesurer sur le génie ; ce qui lui réussit pourrait nous nuire, et nous avons grand besoin de précautions dont il peut se passer.