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situation difficile à défendre. Il s’agit d’une question de fait, où les subtilités oratoires et les théories diplomatiques ne lui seront d’aucun secours. M. d’Aubigny, dans les circonstances où il se trouvait, devait-il incarcérer M. Pritchard ? Il en avait le droit ; cela même n’est pas contesté par le cabinet de Londres, qui, n’exigeant point le rappel des officiers français, semble reconnaître par-là que M. Pritchard avait cessé d’être inviolable. Ce droit, que possédait M. d’Aubigny, devait-il en user, et dans quelle mesure ? voilà toute la question. Or, sur ce point, si les faits que tout le monde connaît sont exacts, ils donnent complètement raison à M. d’Aubigny. Ces faits sont-ils erronés ? le ministère possède-t-il des renseignemens d’une autre nature qui accusent gravement M. d’Aubigny ? cela est douteux. Si le ministère avait eu cette arme entre les mains, il se serait empressé de s’en servir. Il aurait fait connaître ce qui pouvait le justifier dans l’opinion. Son silence prouve au moins qu’il hésite, et qu’il n’est pas sûr que le blâme de M. d’Aubigny soit mérité. Dans l’incertitude, le ministère aurait dû attendre pour se prononcer. Sa précipitation révèle dès à présent qu’il a cru devoir faire une concession, sans s’inquiéter de savoir s’il pourrait en démontrer plus tard la convenance et la justice.

M. d’Aubigny sera donc officiellement blâmé, et de plus, M. Pritchard recevra une indemnité ! Quel renversement de tous les principes ! Une indemnité ne se paie qu’en réparation d’un dommage causé. Or, qui a causé le dommage à Taïti ? c’est M. Pritchard. Qui paiera l’indemnité ? c’est nous. Voilà le nouveau droit des gens inauguré par M. Guizot et M. Peel. L’Europe saura maintenant que les agens anglais, lorsqu’ils sont légitimement expulsés d’un territoire pour y avoir fomenté des troubles, ont droit à des indemnités pécuniaires. On invoquera le consentement de la France pour faire valoir dans la suite ce précédent.

L’indemnité ne se comprend pas. Ce second chapitre de nos humiliations est en contradiction manifeste avec le premier. On ne désavoue pas M. Bruat c’est la preuve que l’expulsion du consul Pritchard est déclarée juste et légitime : pourquoi donc l’indemniser ? pourquoi l’Angleterre s’intéresse-t-elle en sa faveur ? Il s’est dépouillé par sa faute du caractère diplomatique dont elle l’avait revêtu ; il a compromis le nom anglais dans des entreprises odieuses, justement flétries chez tous les peuples civilisés ; pourquoi l’Angleterre prend-elle en main la défense de ses intérêts privés ? Depuis quand la voit-on réclamer des indemnités pécuniaires pour ceux de ses sujets qui se ruinent dans les pays étrangers en y suscitant des troubles politiques ? Serait-ce que le missionnaire factieux, expulsé de Taïti pour ses violences, n’a jamais cessé d’être aux yeux de l’Angleterre un agent sacré ? serait-ce que le cabinet anglais a voulu, par un moyen détourné, faire reconnaître l’inviolabilité de M. Pritchard, et obtenir indirectement le désaveu des officiers français ? Si tel était le sens de cette indemnité, le ministère, en l’accordant, aurait assumé sur lui une grande responsabilité.

Dira-t-on que l’indemnité réclamée par M. Pritchard est la suite du blâme infligé à M. d’Aubigny ? Cela ne se peut pas. Le blême se rattache à l’emprisonnement,