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les mêmes fruits, d’une saveur fade et aigrelette, avec des qualités utiles, faciles aux estomacs paresseux, mais peu nourrissans, sans élévation, sans fraîcheur, ne portant pas à la tête ; quelque chose d’honnêtement sain, comme ces liqueurs qui ne font pas faire de folies, qui abreuvent sans danger et coûtent peu.


Les originalités tranchées, les livres qui ressortent du caractère intime et spécial de l’écrivain, disparaissent chaque jour. Je ne vois en Amérique que le philosophe Emerson, et en Angleterre Carlyle, qui se détachent de la masse par une physionomie puissante et neuve. C’est toujours cette monnaie des talens, dont l’équivalent nous arrive en petites piètes, et en petites pièces sans effigie. Tout est vulgaire, rien n’est exécrable. La plupart des romans anglais dévident plus ou moins adroitement le fil d’un récit qui devrait occuper vingt pages, et qui en usurpe neuf cents. Une miss Agnès Strickland, que Dieu bénisse ! est à son septième volume des Reines d’Angleterre[1], et n’a pas atteint une époque plus moderne que 1610. Jugez de la place que ce procédé lui réserve pour les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Miss Louisa Costello, femme de talent, ne traite guère moins librement les Femmes illustres d’Angleterre[2], La littérature de la Grande-Bretagne roule doucement sur cette pente de décadence que nous avions depuis long-temps mesurée de l’œil. Il semble que tout se rapetisse et dégénère. Les derniers débats de la chambre des communes ont quelque chose de puéril et de froid ; les conquêtes même de lord Ellenborough dans l’Inde se sont teintes d’une emphase ridicule et d’un orientalisme qui pourrait passer pour une parodie ; les théâtres n’existent plus que pour mémoire. Macready, Bulwer, mistriss Gore, Sheridan Knowles, Young, Kemble, tous les talens du théâtre et de la presse se sont en vain ligués pour rendre vie à la muse comique et tragique. Pas un poète nouveau, tout semble épuisé. Carlyle seul maintient sa position singulière de chef intellectuel et mystique dans un pays pratique et commercial ; encore son dernier ouvrage (Past and Present) semble-t-il annoncer le relâchement précoce de ce talent peu commun ; il se répète déjà et se perd dans l’image. Sa doctrine cependant fait des prosélytes, Emerson la propage en Amérique.

Elle courrait risque de passer auprès des esprits légers pour vague et inexplicable ; on pourrait l’accuser d’une contradiction flagrante.

  1. The Queens of England, by miss Agnes Strickland ; 1843 et 1844.
  2. Memoirs of eminent English Women, by miss Louisa Stuart-Costello ; 1844.