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Carlyle et Emerson sont démocrates, si l’on entend par ce mot la sympathie avec l’humanité, l’intérêt porté au bien-être des masses. Ils sont aristocrates, si l’on appelle aristocratie l’amour de la supériorité intellectuelle, le respect de l’idéal, la vénération pour tout ce qui représente la dignité et l’élévation de l’homme. Ce parti, qui n’est pas encore formé, échappe aux dangers et aux ruines de ces vieilles institutions qu’on ne peut espérer de reconstruire ; il se détache aussi des illusions de l’avenir et des crédulités du présent. Il ne prend pas la brutalité, pour la force et l’activité physique pour le progrès ; il n’espère pas raviver les fantômes de la chevalerie et du moyen-âge. Carlyle et Emerson ne croient ni à la régénération par les missionnaires protestans ou autres, ni à la toute-puissance de la statistique. Ils n’ont foi en aucune panacée ; l’organisme doit sortir un jour du désordre moral et de l’affaissement intellectuel ; telle est, selon eux, la loi divine. Mais cet organisme ne sera pas pour les temps futurs ce qu’il a été pour les temps écoulés.

Carlyle, bien supérieur à son élève, traverse sans crainte cette forêt d’additions, de soustractions et de colonnes, de promesses et de théories dont l’ombre épaisse nous environne, et va droit au fait. Chez Emerson, le penchant démocratique est très prononcé ; chez Carlyle, le respect pour le passé se maintient avec énergie. Il y a des vues hasardées ou incomplètes, mais un style ardent et net dans le livre d’Emerson intitulé Essays ; le dernier ouvrage de Carlyle, Past and Present, s’élève plus haut. On y reconnaît le même coup d’œil sagace et prophétique qui distingue ses précédens ouvrages, Hero-Worship, Chartism, the French Revolution, et sa première œuvre, Sartor resartus.

Nous reparlerons bientôt d’Émerson, quand nous le retrouverons parmi les poètes américains ; il a d’ailleurs trop peu écrit pour nous occuper long-temps. Nous nous sommes plusieurs fois expliqué[1] sur la valeur intrinsèque et la forme attaquable, mais brillamment audacieuse, de ce Thomas Carlyle, qui nous semble marcher à la tête des penseurs anglais, — à leur tête, en dehors du groupe. — Assurément sa destinée n’est pas accomplie. C’est un demi-Écossais, un borderer, ou homme des limites de l’Écosse et de l’Angleterre, né au milieu de ces ravines pittoresques et de ces vallées sinueuses entremêlées de cascades bondissantes et de rochers abruptes qui séparent l’Angleterre de l’Écosse. Le village d’Ecclesfechan, dans le comté d’ Annandale, à la fois civilisé par le voisinage de l’Angleterre et sauvage

  1. Voyez Thomas Carlyle dans la Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1840.