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vaut douze, la masse colossale de la poésie américaine. Une introduction historique sert de propylées à ces redoutables cinq cents pages, où brillent les noms de plus de cent poètes indigènes[1]. Le signe distinctif de toutes ces œuvres, c’est le lieu commun ; tout y est fabriqué à l’emporte-pièce. Tirez votre chapeau à ces épithètes, saluez ces images ; c’est de la poésie de Gradus ad Parnassum. Les formes usées en Europe font fortune là-bas, comme les bonnets passés de mode font fortune aux colonies. Les images sont stéréotypées ; le lac est toujours bleu, la forêt toujours frémissante, l’aigle toujours sublime ; on emprunte aux gloires émérites leurs audaces d’autrefois. Les mauvais poètes espagnols n’écrivaient pas plus vite, stantes pede in uno, leurs misérables rimes que ces modernes versificateurs américains, banquiers, settlers, commerçans, commis, maîtres d’hôtel, leurs épopées et leurs odes. En fait de contrefaçon, ils ne se gênent pas. Celui-ci refait le Giaour, cet autre la Dunciade. M. Charles Fenno Hoffmann décalque les chansons de Thomas Moore, M. Sprague se modèle sur Pope et sur Collins. Tel s’empare de la stance byronienne, tel autre s’approprie la cadence et les images de Wordsworth. Mistriss Hemans, Tennyson, Milnes, trouvent leurs imitateurs ; il suffit d’avoir reçu la consécration du public anglais pour subir la contrefaçon américaine.

Pourquoi cette muse décrépite et provinciale s’assied-elle au pied des monts Alleghanis ? La fraîcheur de ces golfes de feuillage, vieux comme le monde, et le soleil se brisant en prisme sur les immenses cascades, ne peuvent-ils féconder cette indigence ? Tous les élémens ont là ; la matière poétique ne manque pas aux hommes, le génie poétique manque à la société. Lorsque, en dépit de leurs institutions matérialistes et de leur tendance industrielle, les Américains du Nord ont voulu avoir des poètes, ils en ont eu ; mais ce n’étaient que les reflets décolorés de la métropole, les échos affaiblis de la nationalité britannique. Chez la plupart, la rapidité de l’exécution, l’incorrection du langage, se joignent étrangement à une exagération descriptive, à un flot de métaphores vagues et énormes qui n’expriment rien. Quelques-uns renoncent même à la grammaire, et la formation nécessaire des mots anglais est mise en oubli par eux. Ainsi le poète Payne ne craint pas d’employer les mots fadeless et tireless, qui sont d’affreux barbarismes, nés d’une composition de mots contraires à la grammaire et à l’analogie saxonnes. Le privatif less (qui n’est autre que le gothique

  1. The Poets and Poetry of América with an historical introduction by Rufus W. Griswold. Philadephie, 1842.