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beauté de Marie, pour sentir amèrement tout ce qu’en un clin d’œil cette triomphante beauté peut lui ravir de trésors et d’avantages lentement conquis. Des deux rivales, il faudra nécessairement qu’une l’emporte, car une seule doit vivre. De quel côté sera le droit, du côté de Marie ou d’Elisabeth ? De Marie sans doute, car elle n’a point conspiré, car elle est pure du crime dont on l’accuse, car elle refuse de reconnaître ce jugement qui émane d’un tribunal où ne figuraient pas ses pairs ; et puis elle est si royalement belle, si bonne, si généreuse, si touchante en ce repentir donné à la mémoire du passé ! Mais Élisabeth, elle aussi a le droit pour elle. Qui lui sera garant en effet que Marie, une fois libre, ne va point retomber au pouvoir d’un amant prompt à faire d’elle l’instrument de ses projets ambitieux ? Et son peuple, ce peuple de la vieille Angleterre accoutumé à regarder sa souveraine comme une divinité, que dira-t-il en la voyant retirer timidement la main d’un acte qu’il réclame à voix haute dans la rue et dans le parlement ? En cette alternative, il faut qu’une puissance supérieure intervienne, et, comme un poète moderne ne saurait invoquer en un sujet moderne la fatalité ni le destin, ce sera la passion qui décidera. De là cette magnifique scène de Fotheringay, péripétie et couronnement de l’œuvre de Schiller, je dirais presque (aussi bien ne s’agit-il point ici d’opéra ?) ce duo solennel entre le soprano et le contralto. À l’idée de cette rencontre des deux génies rivaux de l’Angleterre et de l’Écosse, on sent que la catastrophe approche, et qu’avec un poète tel que Schiller quelque chose de sublime et de terrible va nécessairement jaillir du choc de ces deux femmes souveraines dédaigneuses et superbes à l’égal l’une de l’autre. Aussi dès le début de la scène, c’en est fait de Marie Stuart ; elle succombera, dût la terre s’entr’ouvrir sous ses pas. Toute blessure à l’orgueil de l’Angleterre ne se lave que dans le sang ; malheur à qui l’offense !

La reine d’Écosse périra pour avoir commis le crime impardonnable de surpasser en beauté la reine Elisabeth… Mais, observera-t-on, c’est la tragédie de Schiller que vous analysez là, et qu’avons-nous besoin d’un pareil commentaire à propos de l’opéra nouveau ? Qui sait ? Le commentaire est peut-être moins déplacé qu’on ne l’imagine. Il y avait à la vérité un opéra à faire de Marie Stuart, mais c’était avec le poème de Schiller. Prenez un musicien, je ne dis pas de génie, l’espèce en devient trop rare par le temps qui court, non, simplement un de ces compositeurs d’élite qui croient avoir, par vingt succès, raisonnablement conquis le droit de s’informer un peu du texte qu’on leur livre, mettez-le entre la pièce représentée l’autre soir à l’Académie royale de musique et la tragédie de Marie Stuart, et vous verrez laquelle des deux il choisira de cette légende en action, de cette froide et pâle ébauche d’autant plus incomplète et monotone qu’elle prétend étreindre davantage, ou de la solennelle et dramatique imagination du grand poète allemand. La musique, faut-il qu’on le répète pour la centième fois, la musique ne vit que de passion, et, je le demande ; quel poème plus animé, plus pathétique, plus musicalement conçu ! Cette lutte du cœur et des opinions,