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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/175

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LETTRE À ROSSINI.

une vaillante compagnie de chanteurs[1] l’exécuterait aussitôt ; et, je le demande, quand on a vingt ans, du génie et le diable au corps, en faut-il davantage pour s’inspirer ? Dites, cher maître, à cette époque, saviez-vous seulement qu’un grand poète du nom de Shakespeare eût jamais existé ? Pourquoi vouloir toujours confondre la période du lyrisme et celle de la critique ? Aujourd’hui, s’il vous prenait fantaisie d’écrire un Otello, sans aucun doute les choses se passeraient autrement. Au point de maturité où vous en êtes venu, l’œuvre se formulerait complète et normale, plus grandiose en ses contours, plus reliée en ses parties, plus shakespearienne enfin, puisqu’on a dit le mot. Mais ce troisième acte, si coloré, si profond, si embaumé de toutes les langueurs, de toutes les mélancolies de l’amour italien, cette inspiration sortie toute d’un trait, ce fragment qui vaut à lui seul dix chefs-d’œuvre, parlez, maître, le retrouveriez-vous maintenant ? Non. Que les choses restent ce qu’elle sont ; et, pour obéir aux équivoques prétentions d’une poétique nébuleuse, ne nous exposons pas à dénaturer ce qui est sublime.

Aussi bien, peut-être conviendrait-il de s’expliquer sur ces termes de comparaison toujours plus ou moins hyperboliques, et qui ne servent qu’à fausser le jugement. Fort souvent il m’est arrivé, au sortir d’une représentation du chef-d’œuvre de Mozart, d’entendre des gens soutenir que Molière n’avait rien compris au type de Don Juan ; aujourd’hui la même chose est dite de vous à propos du More de Venise. Ainsi, de ce que tel poète se sera emparé en maître d’un sujet, il s’ensuivra que le musicien auquel ce sujet vient échoir deux ou trois cents ans plus tard devra nécessairement s’inspirer du poète, au risque de passer, s’il ne le fait, pour un esprit étroit et médiocre aux yeux de la critique de son temps ! Mais, sans discuter ici tout ce qu’il y a de vague dans cette expression et jusqu’à quel point la poésie peut s’inspirer de la musique, la musique de la peinture, et ainsi de suite, ce qui nous mènerait trop loin, ne serait-ce point là proclamer le despotisme du génie ? N’y a-t-il donc pas deux façons d’envisager une idée ? Pour moi, je tiens que le Don Juan de Molière est une admirable invention, ce qui ne m’empêche pas à coup sûr de trouver celui [2]

  1. La Colbrand, Davide et Nozzari.
  2. Harlem, de nouvelles et d’annonces, une telle musique et de tels effets, que Quinault reconnaît avoir perdu sa gageure. — Mais tout ceci ne vaut pas l’histoire du chevalier d’Alayrac, qui, dans sa joie d’avoir été décoré par l’empereur, lui proposait de mettre en musique le code civil.