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qui prise à l’improviste, se vit obligée de capituler. Il était loin pour cela d’avoir consolidé sa domination ; Tétuan, Méquinez et Fez exceptées, le Maroc entier se prononça contre lui. Cette fois enfin, le vieux Muley-Soliman se résolut à quitter sa retraite ; Soliman reparut à la tête d’une armée nombreuxe, et c’est à ce moment qu’il se donna pour auxiliaire son neveu Muley-Abderrahman, aujourd’hui empereur, alors pacha de Mogador et de Tafilet. En moins d’un an, Muley-Abderrahman dompta les tribus rebelles et réduisit les deux villes de Fez et de Méquinez. Tétuan fut la dernière à se soumettre ; c’est d’elle-même cependant qu’elle ouvrit ses portes, après un long siège que lui firent subir en personne les deux princes victorieux, et quand la nouvelle lui parvint que le sultan vaincu avait pour jamais quitté le Maroc. Quarante cavaliers maures, des plus riches et des plus considérés de la ville, se rendirent à Fez, précédés de leur pacha, pour jurer fidélité à Soliman. On était en 1822 ; mais jusqu’en 1825 les soulèvemens et les convulsions publiques se prolongèrent encore : comme nous l’avons dit, c’est après une crise de huit ans qu’Abderrahman a été proclamé empereur.

On ne sait si la mort d’Isahid suivit de près sa défaite. La bizarre histoire du Maroc n’a jamais offert de plus poétiques ni de plus étranges aventures que les vicissitudes dernières de ce prince cruel et vaillant. Traqué dans sa fuite par des ennemis sans nombre, défendu avec un dévouement héroïque par une poignée de serviteurs qui se firent tuer un à un, Isahid, après des alarmes, des périls auxquels on ne peut comprendre qu’il ait échappé, se réfugia chez un de ces saints dont la maison est considérée comme un asile inviolable. Long-temps, dit-on, Isahid vécut ainsi, au milieu de populations exaspérées, de soldats à demi sauvages et acharnés à sa perte, de cadis et de pachas qui avaient à venger de mortelles injures. La demeure du xherif ayant cessé d’être une retraite sûre, le proscrit se cacha quelques jours encore dans un caveau consacré à la sépulture des saints. La haine implacable dont il était l’objet l’aurait enfin emporté sans doute sur la superstitieuse croyance qui l’avait jusque-là protégé, si, déguisé en mendiant, seul, le corps affaibli par les jeûnes forcés et les privations de toute espèce, il n’était parvenu à gagner le Grand-Désert, où se perdirent les traces de ses pas. La destinée d’Isahib n’est point sans quelque analogie, ce nous semble, avec celle de ses violens et intrépides princes de l’Europe féodale tout à coup disparus dans les batailles ou les convulsions politiques, redoutés et maudits de leur vivant comme la famile ou la peste, et dont pourtant, quand les années ont effacé le souvenir de leurs crimes, les populations opprimées et crédules invoquent le nom comme un nom de vengeur. Il n’est pas de pays au monde où la légende se forme et s’exalte aussi vite que dans cette Afrique barbare et enthousiaste. A l’heure qu’il est déjà, c’est une mémoire populaire au Maroc que la mémoire du sultan Muley-Isahid. Depuis vingt ans, le pauvre peuple a vainement demandé au désert ce qu’il sait de l’impérial fugitif ; si le désert n’a rien répondu, est-ce une raison pour croire que le fugitif a péri ?