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que ce qu’ils ont vu ; et comme ils n’ont pas pénétré fort avant dans la Cafrerie ni dans l’Hindoustan, ce qu’ils connaissent le mieux de ces régions c’est le littoral et les mers. Aussi, peignent-ils peu le continent indien, parce qu’ils le connaissent peu (voilà tout le mystère), tandis qu’ils excellent, on en conviendra, dans la peinture des côtes et traitent les scènes de marine de main de maître.

La seconde critique que l’on ne manquera pas d’adresser à Real et dont il n’est pas facile de le disculper entièrement ; non plus que Camoens, c’est l’emploi, si déplaisant pour nous, qu’ils font l’un et l’autre de la mythologie dans des sujets modernes et chrétiens. Il convient pourtant, avant de passer trop vite condamnation sur ce point, de nous placer un moment dans les opinions de leur siècle et d’étudier dans leur essence les conditions de la poésie épique.

Nous l’avons dit ailleurs, l’épopée est de toutes les formes poétiques la plus compréhensive et la plus complète. Dans son cadre immense, elle embrasse le ciel et la terre, l’homme et la nature, le visible et l’invisible. Tandis que chacun des autres genres de poésie n’a qu’un ou tout au plus deux de ces objets pour matière, la vaste formule épique les comprend et les absorbe tous. L’épopée est, si on l’ose dire, l’océan de la poésie, tandis que les autres genres ne sont que des fleuves d’inégale grandeur qui vont y aboutir et s’y perdre. La tragédie, par exemple, qui peint les passions, humaines dans leurs courts momens de crise, n’est qu’un rameau détaché de l’antique et vaste cèdre épique. L’églogue, qui réfléchit, dans son pur miroir les bois, les fleurs, l’azur des lacs, la nature, en un mot, sous les aspects les plus attrayans, et l’homme à l’état de calme ; l’églogue, dis-je, n’est ’qu’une des faces gracieuses de la poésie épique. En effet, les plus beaux exemples du genre pastoral ne se rencontrent-ils pas dans l’Odyssée, dans l’Énéide, dans le Tasse’ ? Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de poètes lyriques plus lyriques que Dante ou Milton, ni beaucoup de paysagistes ou de poètes descriptifs qui aient le sentiment des beautés de la nature à un aussi haut degré qu’Homère ou Virgile ; mais (et tous les épiques l’ont bien senti) l’épopée ne reflète pas seulement l’homme et la nature matérielle, elle interprète l’un et l’autre en les liant à une pensée plus haute, à la pensée divine. Il suit de là qu’il n’y a d’épopée véritable qu’à la condition d’être théosophique et religieuse. Un poème épique suppose ou des solutions nouvelles sur le problème de la destinée humaine, ou du moins une foi naïve et entière dans les solutions reçues. Or, les peuples très civilisés adoptent rarement, comme on sait, de nouveaux dogmes religieux,