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que, dans l’état actuel du monde et tant qu’aucun ébranlement n’aura lieu, l’Angleterre et la France auront beaucoup de peine à rester cordialement unies, et plus de peine encore à persuader qu’elles le sont. La raison en est simple. En pleine paix et dans un temps où le bien-être est pour la plupart l’unique but de la vie, les questions qui grandissent, qui se développent, qui absorbent toutes les autres, ce sont les questions d’intérêt matériel, les questions industrielles et commerciales. Or, sur ces questions, il y a entre l’Angleterre et la France, je ne dis pas incompatibilité, mais antagonisme établi. Ce n’est pas tout. Deux puissances continentales peuvent être très animées l’une contre l’autre et très disposées à se faire la guerre sans qu’il en résulte entre elles aucun conflit. Chacune en effet vit sur son territoire, se renferme dans ses limites et gouverne ses armées. La mer au contraire appartient à tous, et chaque jour les pavillons et les peuples s’y rencontrent et s’y coudoient. « L’Angleterre et la France, disait M. de Broglie dans la dernière discussion de l’adresse, ont des relations, commerciales et autres, immenses, de toutes les natures, de tous les jours et de tous les instans ; ce sont deux nations qui se rencontrent partout, qui ont l’une et l’autre des établissemens dans la Méditerranée, l’une et l’autre des établissemens dans les Antilles, l’une et l’autre des établissemens dans l’Inde, l’une et l’autre (et j’avoue que je n’en suis pas bien flatté) des établissemens dans l’Océan Pacifique. » M. de Broglie en concluait que dans un tel état de choses, une situation de froideur, de réserve, de mésintelligence, n’était pas long-temps compatible avec la paix. J’en conclus que dans un tel état de choses, une situation de cordialité, d’abandon, d’union intime, est à peu près impossible. Il y a des intérêts divergens qui sur tous les points du globe se croisent et se heurtent. On peut par une sage politique, par une politique ferme et prévoyante, empêcher ces intérêts d’allumer une guerre déplorable. On ne peut pas leur imposer beaucoup de tendresse mutuelle et de confiance. J’ajoute qu’en le tentant on’ risque de les irriter et d’aller ainsi contre son but.

Je le répète, si en Europe, si dans le monde le statu quo devait toujours durer, il y aurait peu de chances pour que l’Angleterre et la France fussent amenées à renouer vraiment l’alliance ; mais en dépit de certaines utopies, l’Europe et le monde ne sont point, ne peuvent point être arrivés à un état définitif, et le statu quo sera nécessairement dérangé. Où, quand, comment le sera-t-il ? Voilà le problème qui préoccupe depuis long-temps tous les cabinets et qu’aucun n’est en état de résoudre. Il y a donc là un vaste inconnu qui se prête à