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elle semble dormir, c’est pour réparer ses forces et recommencer sa marche avec plus d’énergie. Tout cela, l’Angleterre le sait, le voit et s’en inquiète. Il peut donc arriver que, placée un jour entre les vues de la France et les vues de la Russie, toute temporisation, tout ajournement lui devienne impossible, et qu’elle ait à faire un choix définitif. Il peut arriver alors que pour éloigner les Russes de Constantinople, de Salonique, de Belgrade, elle se résigne à favoriser l’affranchissement de Belgrade, de Salonique, de Constantinople. Il peut arriver même qu’elle consente à régler en commun le sort des provinces asiatiques, et à empêcher qu’à Smyrne, à Beyrouth, à Alexandrie, il ne s’établisse une domination exclusive. Dans ce cas, aucun homme sensé ne peut le nier, l’alliance de la France et de l’Angleterre serait aussi naturelle, aussi salutaire, qu’elle est aujourd’hui factice et impuissante.

Il existe, je le sais, des esprits impatiens qui croient qu’il est de devancer les évènemens, et que, dès aujourd’hui, la France, en associant l’Angleterre à ses desseins, pourrait fixer pacifiquement les destinées de l’Orient. C’est malheureusement une de ces illusions qui s’évanouiraient aux premières paroles échangées entre les deux gouvernemens. Encore une fois, l’état actuel de l’Orient convient fort à la politique anglaise, et ce n’est point volontairement qu’elle y renoncera. En attendant que la nécessité pèse sur tout le monde, la France n’a donc qu’un parti à prendre, celui de proclamer très sincèrement, très nettement, quelle est sa politique en Orient, et de se préparer à la soutenir, dans tous les cas, avec ou sans l’Angleterre. Il est, je ne l’ignore pas, plus commode et plus doux de ne rien prévoir, de ne rien préparer, et de s’endormir dans les bras de l’entente cordiale ; il est plus commode et plus doux de croire dévotement à la régénération de l’empire ottoman, et de placer dans la chute de tel ou tel favori, dans la réforme de tel ou tel abus, dans la promulgation de tel ou tel hatti-sheriff tous les triomphes de sa politique ; il est plus commode et plus doux d’éviter ainsi l’ennui de débattre de grandes questions, la fatigue d’étudier, de connaître, d’apprécier les besoins, les instincts, les intérêts des populations : mais je ne sache pas qu’à aucune époque, aucun pays ait prospéré et grandi au sein d’une telle quiétude. En Orient, il faut le répéter, la France, par sa situation territoriale comme par sa politique traditionnelle, se trouve entre l’Angleterre et la Russie un arbitre naturel. Qu’elle n’abuse pas de cet avantage ; mais qu’elle en use, et surtout que par son indolence et par son ignorance elle ne s’en laisse pas dépouiller.