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que le négrier est obligé de veiller avant tout à la conservation de sa vie et de sa fortune.

C’est à la philosophie française qu’appartient la gloire d’avoir la première élevé la voix au XVIIIe siècle contre l’esclavage et contre les déplorables conséquences qu’il entraîne. La réprobation jetée sur la traite par Montesquieu et par Voltaire suscita partout d’énergiques manifestations contre ce trafic infâme, et dès 1776, M. Hartley proposait à la chambre des communes une motion qui déclarât la traite contraire aux lois de Dieu et aux droits de l’homme. Le Danemark eut l’honneur entre toutes les nations européennes d’être la première à prendre des mesures décisives contre la traite : un décret royal l’interdit le 16 mars 1792. Les États-Unis entrèrent deux ans après dans la même voie. En Angleterre, les adversaires et les défenseurs de la traite se livraient chaque année dans le parlement un combat acharné : la traite était pour les ports principaux du royaume, pour Londres, pour Bristol et surtout pour Liverpool, un commerce aussi étendu que lucratif, et les manufacturiers, dont les négriers écoulaient les produits, venaient en aide aux villes maritimes. Aussi fallut-il se borner d’abord à faire réglementer la traite pour tâcher d’en adoucir les horreurs, puis elle fut restreinte aux colonies anglaises ; ce n’est qu’en 1807 qu’elle fut absolument défendue et qu’une pénalité sévère fut établie contre ceux qui continueraient de s’y livrer. La même année, les États-Unis adoptèrent une loi analogue.

Ainsi, des trois nations qui faisaient alors la traite sur une grande échelle, deux y renonçaient en même temps : il semblait que ce dût être un coup mortel pour ce commerce. Il n’en fut rien. Les lois n’exercent point une action immédiate sur les mœurs ; elles ne peuvent déraciner des habitudes invétérées, surtout lorsqu’elles blessent en même temps les intérêts privés. La traite, bien que défendue par les lois, se continua en Angleterre, et les faits abondent pour le prouver ; seulement elle eut lieu sous un pavillon d’emprunt : de 1807 à 1810, sous le pavillon portugais ou américain ; de 1810 à 1815, sous celui de l’Espagne et du Portugal. C’étaient les colonies de ces deux puissances qui demandaient le plus de nègres : on estimait alors à 30,000 le nombre des nègres importés par le Portugal au Brésil, et à pareil nombre les nègres importés dans les îles espagnoles ; enfin 20,000 nègres étaient chaque année introduits en contrebande dans les Antilles anglaises. Du reste, le pavillon espagnol, comme nous l’apprennent les rapports de la société africaine de Londres, ne couvrait point un commerce espagnol, mais servait d’abri aux traitans anglais et américains.