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une bible nouvelle, une réfutation poétique de Moïse et des prophètes. Il prend parti pour l’impie contre le juste, pour Cham contre Noé, pour l’homme contre Jéhova. L’homme chassé du ciel par l’épée flamboyante de l’archange, c’est l’apôtre de la liberté poursuivi par le génie du mal ; Cham raillant la nudité de son père, c’est le hardi réformateur qui signale les misères de sa patrie. Vous reconnaissez là, dès les premières pages, un jeu d’esprit qui va se prolonger sans fin. Si l’audace de l’auteur lui inspire çà et là des strophes éloquentes, abandonné bientôt par l’inspiration et forcé de mener jusqu’au bout sa gageure, il aura recours à des inventions ridicules et à de vulgaires antithèses.

On a traité bien des fois, depuis cinquante ans, le sujet choisi par M. Charles Beck. De grands poètes, des romanciers aventureux, se sont donné une tâche toute semblable à la sienne. Comment se fait-il que tous aient échoué là précisément où vient de succomber l’auteur des Nuits ? Quand il fallait dépeindre l’orage intérieur d’une ame qui veut créer un dogme nouveau, ils étaient émus, éloquens ; mais dès qu’ils ont essayé de conclure, dès qu’ils ont dû donner enfin cette révélation précieuse, pas un d’entre eux n’a su trouver ce trésor tant promis. C’est là le défaut commun à tant d’œuvres si différentes d’ailleurs ; c’est là que viennent échouer Faust et Manfred, tout aussi bien que Spiridion et Consuelo. Il est plus facile de soupçonner par l’imagination les sublimes tourmens de ces hardis novateurs que de publier soi-même les lois, les dogmes, les vérités qu’ils auraient découvertes. On s’est beaucoup trop persuadé dans ces derniers temps que la poésie pouvait se substituer aisément à la philosophie, et que les élans irréfléchis de l’imagination valaient mieux, pour découvrir le vrai, que les efforts patiens et les conquêtes régulières de la pensée. N’est-ce pas le thème favori de l’auteur des Feuilles d’Automne, et ces prétentions superbes n’ont-elles pas été récemment produites à l’Académie avec cette pompe un peu trop vide qui est familière à M. Hugo ? En lisant les vers de M. Beck, j’attendais avec impatience le moment décisif, la révélation des vérités annoncées si complaisamment ; hélas ! le héros de M. Beck m’a trompé comme m’avaient trompé déjà les orgueilleuses créations de la poésie moderne. J’assiste au travail passionné de ces vaillans esprits que vous mettez en scène, je suis témoin des secrètes souffrances, des angoisses douloureuses qui ont pâli leurs fronts ; mais quand je cherche le livre de leur pensée, quand je veux feuilleter ces pages d’or destinées à changer le monde, je vois trop clairement que ce livre n’existe pas. Vous avez peint Moïse