Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/1206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

public tout prêt pour le vrai poète, en un mot que le Juif errant ne nuirait pas plus aux Méditations, si elles paraissaient à présent, que ne le firent dans leur temps les Ermites de M. de Jouy. Selon nous, l’heure n’a donc jamais été plus propice : sans compter les jouteurs désarçonnés, tel que celui des Iambes, ou ceux qui se préparent vaillamment, comme le chantre de Marie, à porter de nouveaux coups, on pourrait compter bien des lutteurs renommés qui en ce moment se reposent. Ainsi, l’illustre auteur des Chansons s’obstine coquettement dans son glorieux silence ; ainsi Éloa redouble les plis de sa robe mystérieuse avant de s’asseoir dans son fauteuil académique, tandis que la muse aimée des Consolations fait une retraite à Port-Royal, tandis que Rolla, errant sur les pas de la Paresse qu’il a trop bien chantée ici même, regrette, comme Mignon, sa patrie absente, cette région de la poésie d’où il s’est volontairement exilé. Tout cela fait des conditions excellentes et faciles à ceux qui commencent : l’attention est disponible, pour ainsi dire : il suffirait de la surprendre ; trônes et tabourets princiers sont vides, il suffirait de s’y asseoir. D’où j’infère que si aucun talent nouveau ne sort avec éclat des rangs pressés de cette armée de débutans amenés par chaque génération, ce n’est nullement la faute de ceux qui écoutent, mais de ceux qui parlent. Les jeunes poètes avouent avec cet orgueil de l’humilité, dont ils ne savent pas tous se garer, qu’ils ne comptent guère sur le public : Habemus confitentem reum. C’est avouer son impuissance à se faire écouter : en semblable occurrence, on ne doit s’en prendre qu’à soi-même.

À vrai dire, l’on a fait, nous avons fait nous-mêmes, depuis dix ans, tant d’expériences infructueuses, nous avons éprouvé dans ces sortes de lectures tant de mécomptes mortellement ennuyeux, que s’abstenir serait presque légitime. Quelque vrai poète cependant pourrait un jour se rencontrer qu’on serait heureux de découvrir, de hautement signaler. Dieu merci, c’en est assez pour que le devoir dise de poursuivre cette tâche avec l’infatigable bonne volonté que donne l’espérance. Sur ce point, la conscience adresse souvent au critique la même question familière que dans le conte : « Ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Malheureusement, l’épreuve faite, c’est toujours la même réponse : « À droite, je ne vois défiler, au milieu de l’éternelle poussière du chemin, que des bandes uniformes, toutes vêtues de l’étoffe écarlate des Orientales ou des couleurs diaprées des Harmonies ; à gauche, je n’aperçois que quelque pauvre hère égaré, dont la livrée bariolée et rapiécée comme celle du panniculus antique montre qu’il ne cache sa nudité qu’avec les dépouilles de plusieurs. » - Tentons encore une fois l’entreprise, et voyons si nous serons plus heureux.

C’est précisément un champion de cette dernière espèce, un coureur à tout prix d’équipées littéraires, qui se découvre d’abord à nous. L’auteur des Demi-Teintes[1], M. Auguste Vacquerie, a du moins une qualité qu’on ne

  1. Un vol. in-18, chez Garnier, 10, rue Richelieu.