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plus regrettable dans cet entraînement de la phrase, c’est que M. Lacordaire en arrive à ne plus rien nous rendre de notre caractère et de notre pays ; il ne voit notre passé qu’en gros et tout d’un bloc ; les hommes du passé ne sont jamais pour lui que « les soldats de Clovis et les paladins de Charlemagne ; » c’est tout ce qu’il connaît de nos ancêtres, grands batailleurs, « sans cesse occupés à tirer l’épée, hier, demain, toujours, » tandis que l’église seule préparait leur nourriture intellectuelle. Franchement, ils n’étaient pas gens à s’oublier si fort, et bien leur en prit. Mais jugez maintenant du reste, ou plutôt admirez encore cette magnifique peinture orientale, et tâchez de reconnaître le sujet du tableau : « Stamboul avait visité Versailles et s’y trouvait à l’aise ; des femmes enlevées aux dernières boues du monde jouaient avec la couronne de France ; au lieu du soc et de l’épée, une jeunesse immonde ne savait plus manier que le sarcasme contre Dieu et l’impudeur contre l’homme. Au-dessous se trouvait la bourgeoisie, qui lançait ses fils perdus derrière cette royale corruption, comme on voit derrière les rois de la solitude, les lions et leurs pareils, des animaux vils et plus petits qui les suivent pour lécher leur part du sang répandu. Un jour enfin, le jour de Dieu se leva. Le vieux peuple franc s’émut de tant d’ignominie… » Je m’arrête ; on finirait par ne plus s’y reconnaître : voilà les hommes de 89 et de 92. Croyez-en M. Lacordaire, Mirabeau, le plus grand d’entre tous, n’est rien qu’un destructeur de la force d’Attila. Quant à Napoléon, vous devez bien penser qu’on ne s’y épargne pas : cette sublime fortune est, depuis tantôt un demi-siècle, la ressource habituelle des rhéteurs. M. Lacordaire leur a pris tout ce qu’il a pu, c’était son bien ; mais vouloir glorifier l’empereur en l’appelant un homme social à la large poitrine, mais ces mots-là dans la chaire de Bourdaloue, c’est à désespérer de l’éloquence sacrée.

Après tout cependant, il y a plus de ridicule que de péril dans cette poésie boursouflée ; le péril pour la raison n’est point dans une méchante description de quelques faits épars ; il vient surtout de ces données mensongères à l’aide desquelles on les rassemble. Or, le second caractère de cette mauvaise école historique où M. Lacordaire se range, c’est une passion superbe pour le vague des théories préconçues et des systèmes à priori ; elle détache les évènemens par séries entières, les considérant toujours de profil et les jugeant comme si elle les voyait de face ; elle ne rencontre jamais que des lois générales, sauf à transformer en lois les accidens les plus minces, et ces gens qui s’amusaient tout à l’heure à découper leurs personnages en fantasques