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courage ; je le dirai surtout, parce que j’ai besoin de rendre justice à ces beaux mouvemens d’un noble cœur, qui survivent toujours chez lui à la corruption de l’esprit.

M. Lacordaire a beau dépenser son intelligence au service de ces vaines théories qui la gâtent, en l’écartant de la vérité pure et sérieuse des choses ; il a beau s’épuiser dans ces efforts laborieux de la science incomplète avec laquelle on essaie de renverser la société moderne, il a beau vouloir être notre ennemi ; il est et il reste notre ami, non pas de la façon qu’il prétend l’être, mais presque de la façon que nous le voudrions, non point par ses doctrines, mais par ses contradictions, non pas logiquement et de propos délibéré, mais par échappée et comme sans le savoir. Malgré l’éducation factice qu’il s’est donnée, malgré la tournure capricieuse et les penchans subtils de son esprit, malgré tout ce qu’il y a de faux dans sa manière, il ne peut voir passer devant lui quelque grande idée d’à présent sans qu’il ne lui prenne comme un tressaillement d’éloquence.

Ainsi, par exemple, cet immense développement des forces matérielles, que le commun des moralistes de la chaire maudit sans le comprendre, M. Lacordaire l’accepte et s’en réjouit ; tout aussitôt quelles vives paroles ! « Abrégez l’espace, diminuez les mers, tirez de la nature ses derniers secrets, afin qu’un jour la vérité ne soit plus arrêtée par les fleuves et les monts Qu’ils seront beaux alors les pieds de ceux qui évangéliseront la paix ! Les apôtres vous loueront ; ils diront en passant avec le vol de l’aigle : « Que nos pères étaient puissans et hardis ! que leur génie était fécond ! qu’ils soient bénis, ceux qui ont assisté l’esprit de Dieu par le leur ! » Ce n’est pas là certainement le catholicisme de M. de Maistre, et rien ne me touche comme de sentir tout ce qu’il faut de jeunesse, de tendresse de cœur pour se dérober, même par hasard, aux étreintes glaciales de ce génie désolant, quand une fois on s’est laissé saisir. C’est que c’est là surtout la plus heureuse inconséquence de M. Lacordaire : jusqu’au milieu de cette aride scolastique, dont il est l’esclave, de ces creuses amplifications dont il a le goût, jusqu’au milieu de cette vie artificielle, il demeure une nature passionnée, franchement, hardiment ou doucement passionnée. — « Aimer, dit-il, c’est s’immoler, c’est estimer la vie de celui qu’on aime plus que deux mille fois la sienne, c’est préférer tout, les tortures, la mort, plutôt que de blesser dans le fond du cœur celui que l’on aime. N’est-ce pas là de la folie ? Souvenez-vous de ces soldats qui, dans des temps encore voisins de nous, allaient sans souliers et sans pain combattre sur la