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Je ne sais au juste si Quinola était un sorcier, comme le disaient les esclaves de son pays ; mais il avait juré de ne pas mourir dans l’île. Quand la saison des pluies commença à accumuler des nuages autour des mornes, et à rendre les sentiers plus difficiles, il conduisit les deux jeunes noirs au fond d’un ravin boisé, au centre des montagnes, à peu près à l’endroit où les malades vont aujourd’hui boire les eaux de la source des Salazes. Là, il leur montra un gros arbre, d’une belle venue, d’une écorce lisse et fine, sans mousse, qui croissait au bord du précipice ; il leur mit en tête d’en faire une pirogue. Avec cela, leur disait-il, nous voguerons vers notre pays natal. Nous sortirons de cette île, dans laquelle on nous traque comme des chacals ; je suis bien vieux, mes enfants, et je vous conduirai. Les étoiles qui tournent autour des mornes éclairent aussi nos cabanes ; elles nous guideront. Je suis venu de Madagascar ici en trois jours !… À trois jours de cette prison, de ces bois d’où nous ne pouvons sortir, de cette petite île où nous n’avons pas une nuit de paix, à trois jours d’ici, la grande île avec nos familles ! Pour vous, une femme et des enfants ; pour moi, une place auprès de mes ancêtres, qui étaient riches et vénérés !… »

Il parlait mieux que cela, le vieux noir ; c’était un savant de son pays ; avant de partir dans les mornes, il composait des chansons que les esclaves malgaches chantent toujours en coupant les cannes à sucre. Les deux frères ne répondirent rien, et ils obéirent. Au milieu du fracas de la mousson, qui amène le tonnerre avec les pluies, ils abattirent le grand arbre, le dégagèrent de ses branches, mesurèrent la longueur d’une pirogue à trois personnes, et se mirent à creuser courageusement. C’était une rude besogne. Réduits à camper loin de cette grotte, qui leur eût offert un abri contre la mauvaise saison, tantôt sous des roches humides, tantôt dans les herbes imprégnées d’eau ; contraints de se tenir en garde contre toute surprise le jour et la nuit, de se cacher aux regards des traîtres et des espions, à ceux de leurs camarades établis çà et là dans les montagnes, ils se hâtaient. César taillait l’esquif à grands coups de hache, son frère en creusait l’intérieur avec du feu, et le vieillard les animait par ses récits. L’âge commençait à le faire radoter ; il y avait un peu de folie dans ses discours, dans ses chansons, qu’il répétait la nuit, tandis que les deux jeunes gens changeaient ce gros arbre encore vert en un petit bateau qui devait les transporter tous dans leur pays natal ; mais ils l’honoraient comme un père. Ils l’écoutaient avec respect, ils le couvraient