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de leurs vêtemens, de peur qu’il n’eût froid, et souffraient volontiers pour lui. Au fond, ils ne croyaient peut-être pas à la réussite de leur entreprise. Dites-moi, messieurs, si César n’aurait pas été plus agréablement avec nous ? Nous le traitions bien ; au bout de quelques années, il aurait pu se racheter, travailler à son compte ; il finissait par être libre, et moi je commençais à être heureux !

La pirogue s’acheva en peu de temps ; elle n’était pas faite à point comme les nôtres, mais dégrossie et assez bien tournée pour flotter. D’ailleurs il fallait qu’ils ne perdissent pas de temps ; Quinola se sentait faiblir, et il leur disait : « Courage, mes enfants ; vous ne me laisserez pas mourir ici ! » Lorsque l’esquif fut prêt, il s’agit de le transporter jusqu’à l’endroit où la rivière commence à être navigable, et cela la nuit, par des sentiers boueux, par des fondrières, à travers les halliers. Les deux jeunes noirs faisaient là de rudes corvées ; mais quand on travaille pour soi, on ne se plaint jamais : le nègre, si paresseux de sa nature, qui s’endort sous les girofliers dont il cueille le fruit, au milieu des cannes qu’il coupe, ne plaint pas sa peine quand il a dit adieu au maître et au commandeur. Pas à pas, à petites journées, les Malgaches descendirent le long du torrent, traînant leur pirogue à terre, la portant sur leurs épaules, la renversant au milieu des fougères pour s’en faire un abri ; ils guidaient par la main le vieux sorcier, qui se voyait déjà en route pour Madagascar, et la tête lui tournait. Il chantait comme un enfant, si bien que les deux frères lui disaient quelquefois : « Pas si haut, père, pas si haut ; nous approchons d’un village d’un village, les chiens jappent ! »

Enfin César lança son bateau sur la rivière en tremblant ; il l’essaya, le fit aller et venir avec l’aviron ; l’eau portait bien la pirogue de bois vert. Quinola s’assit à l’une des extrémités, notre ancien esclave prit place à la proue et rama tout doucement ; l’autre noir les suivait en marchant à terre, et il regardait avec une grande joie passer derrière les joncs, comme une ombre, ce petit bateau qui, à la rigueur, eût été bon pour voguer sur ces paisibles ruisseaux. Ennuyé lui-même de courir sur le bord, il se jeta à l’eau, et accompagna, en nageant à grandes brasses, le jeune Malgache qui maniait vigoureusement ses avirons, le vieillard à tête blanche qui regardait le ciel sans rien dire.

Le courant, assez rapide, fit arriver bientôt la pirogue à la barre de cailloux que la mer, avec son reflux, pousse vers l’entrée de la rivière. Il était environ minuit ; les fugitifs avaient évité un premier danger en glissant avec adresse au milieu des roches qui encombrent çà et là le lit du torrent. Les nuages, enroulés autour des mornes