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sultane donnant pour essence un aphorisme emprunté à la philosophie pratique du poète :

« Malédiction à qui va mourir sans avoir su jamais inspirer l’amour ! malédiction au verre qui se brise sans avoir étanché la soif d’un malheureux !

« Prétendre aux jouissances de l’amour sans en avoir goûté les amertumes, autant vaudrait s’imaginer qu’on reposera sous les voûtes de la Mecque sans avoir revêtu l’habit de pèlerin. »

Rückert affectionne ce genre de poésie ; mainte fois nous l’y verrons revenir, et cela se conçoit : à sa contemplation silencieuse de la vie humaine rien ne répondait mieux. Citons encore quelques versets :

« Le poète est un roi banni par ceux que la pourpre ici-bas décore, un roi dans lequel jamais ils ne consentiront à voir leur égal. C’est pourquoi il convient qu’il évite leurs cours.

« Le printemps est un poète ; là où son regard se pose, l’arbre fleurit, le buisson de même : l’automne est un censeur fâcheux ; la feuille se flétrit que son haleine touche.

« La poésie est une enchanteresse, je l’avoue ; mais, si le poète est l’enchanteur ou l’enchanté, voilà la question. »

En maint endroit, le trait malin se glisse, inter rosas spina, et la sentence tourne à l’épigramme :

« La vérité est dans le vin, ce qui signifie en notre temps qu’il faut être au moins ivre pour avoir loisir de dire son mot de vrai.

« Ma lumière s’était éteinte ; je courus à la porte du voisin : il me la ralluma, et j’éteignis la sienne pour la peine. »

Les quatrains de forme persane (Vierzeilen in Persischen Form) ne se distinguent guère des autres que par le rhythme moins familier peut-être ; le vers y compte onze pieds au lieu de sept. Quant au fond, il reste exactement le même ; on en jugera par ces exemples :

« La terre est une magicienne, un peu vieille sans doute, mais encore séduisante, et c’est dans la nuit de l’hiver qu’elle pratique ses charmes mystérieux au moyen desquels elle se réveille jeune à l’aurore du printemps.

« Flamme sans aliment s’éteint au vent, fleur sans air ni soleil se flétrit. Chanson, plante de mon jardin, lied, ma flamme, pour vivre il nous faut le suffrage des hommes. »

Arrêtons-nous maintenant ; car, si nous tournions quelques pages, nous serions transportés tout à coup au milieu du jardin des roses orientales, c’est-à-dire en plein mysticisme asiatique. Une autre fois nous suivrons le poète sur ce sol qu’à défaut de persévérantes études, son génie eût conquis encore par la divination.


HENRI BLAZE.