Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/621

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle dit ces tristes mots : « Il ne nous reste plus qu’à donner par notre perte commune l’exemple d’une douleur égale à notre amour. »

« Le monde entier a connu, dit Abélard, que dans ces paroles l’esprit de prophétie l’inspira. »

Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur enfant à leur sœur, retournèrent clandestinement à Paris, et quelques jours après ils passèrent la nuit en oraison dans une église dont le nom est ignoré ; ayant accompli secrètement ainsi les vigiles des noces, le matin, au jour naissant, en présence de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent la bénédiction nuptiale, puis aussitôt ils se retirèrent sans éclat et chacun dans sa demeure. A partir de ce moment, leurs entrevues furent rares et dérobées, et tous leurs soins tendirent à cacher leurs nouveaux liens ; mais ces précautions devinrent inutiles. L’oncle même d’Héloïse et les gens de la maison, dans le désir imprudent d’effacer un pénible scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la foi promise. Héloïse, au contraire, se récriait et jurait avec imprécations que rien n’était plus faux. Irrité de ses démentis, Fulbert l’accablait d’outrages, et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut fuir encore.

Il y avait près de Paris au village d’Argenteuil, sur les bords de la Seine, un couvent de femmes dédié à la Vierge, établi sous la règle de saint Benoît, et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues Capet. Une partie de l’enfance d’Héloïse s’y était écoulée : c’est là, que la conduisit son mari. Il y avait fait disposer l’habit de religieuse qui convenait à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans prendre le voile. Aucun esprit de retraite, aucun dégoût des joies du monde, aucune lassitude des passions ne l’amenait au pied des autels. Elle n’y cherchait qu’un sûr asile. L’homme que le ciel lui avait maintenant donné pour époux l’y venait voir de temps en temps, et leur amour ne respectait pas toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître, la solitude des salles silencieuses, cachèrent plus d’une fois un bonheur qui ne pouvait donc cesser d’être criminel.

Rien de tout cela n’était soupçonné de Fulbert, ou rien ne le touchait. Il savait seulement que sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil, lui avait échappé, qu’elle était dans les murs d’un monastère, qu’elle portait la robe de religieuse. Il crut ou voulut croire qu’Abélard comptait ainsi se débarrasser d’elle et l’enchaîner loin de lui. Toutes ces précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu’on prenait tant de soin de cacher, on voulait sans doute l’annuler un jour. La vie d’Abélard pouvait bien d’ailleurs n’être pas celle du mari le plus fidèle.