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Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient qu’on l’avait trompé, et en aigrissant ses soupçons exaltaient tous ses ressentimens. L’idée d’une vengeance bizarre et terrible lui était venue dès le premier jour de sa colère ; elle le ressaisit de nouveau, peut-être ne l’avait-elle jamais quitté ; et une nuit, après avoir mis du complot quelques-uns de ses parens, il se fit introduire avec ses complices, par un valet secrètement acheté, jusque dans la chambre retirée où reposait Abélard, et le surprenant sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir d’anéantir les tribulations de la chair dont parle saint Paul arracha jadis au spiritualisme insensé d’Origène.

Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle s’émut de surprise et d’horreur. La ville entière, curieuse et consternée, accourait dans le voisinage de la demeure d’Abélard, et le fatiguait des cris de sa pitié.

Tandis que les femmes, qui toutes l’aimaient, pleuraient en se racontant une si cruelle aventure, tout ce que l’église avait de plus distingué, les chanoines de Paris, l’évêque lui-même, témoignaient hautement leur intérêt et leur indignation. Les clercs surtout, les écoliers, faisaient retentir la maison de gémissemens insupportables, et ces témoignages d’une compassion bruyante allaient redoubler sa honte et ses souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait péniblement au degré de fortune et de gloire qu’il avait atteint, à cette déchéance si soudaine, si étrange et si terrible. Il se sentait humilié jusque dans le plus profond de son orgueil, en songeant que Dieu semblerait l’avoir frappé dans sa justice, que la trahison paraîtrait châtiée par la trahison même, et le crime puni et déshonoré par l’impuissance. Il pensait à la joie mal cachée de ses ennemis, à la douleur, à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans le monde cette dégradation dont il se voyait atteint. Quelle carrière désormais lui serait ouverte ? De quel front se produire en public, lui maintenant montré partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout en spectacle comme un de ces monstres à qui, sous l’ancienne loi, Dieu fermait les portes du temple ?

Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime. Dès le premier moment, l’évêque Girbert avait manifesté la volonté d’en faire justice, car l’évêque avait juridiction sur les clercs, forum ecelesiasticum. Deux des fugitifs, dont l’un était le serviteur perfide et vendu, furent repris et condamnés à la peine du talion, après qu’on leur eut crevé les yeux. Quant à Fulbert, on ne put lui arracher l’aveu de son crime ; l’aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve. D’ailleurs le chapitre de