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compromettante dans la région de la conjecture. Dans sa dissidence avec Villers, Fauriel se tint plus strictement rapproché de la droite ligne idéologique et de l’ordre d’objections qui s’y appuyaient ; il dut satisfaire M. de Tracy. Celui-ci montra de tout temps une grande confiance dans les lumières et les conseils du jeune ami de Cabanis, et il y recourut plus d’une fois ; il prenait un grand intérêt aussi à l’achèvement de cette histoire des stoïciens qui ne devait jamais voir le jour, et que ce démon de la procrastination[1], trop cher à l’auteur, se réservait finalement de nous dérober. Ayant confié à Fauriel le manuscrit de son traité d’économie politique ou de la Volonté, M. de Tracy lui écrivait ces lignes bien honorables pour tous deux :


« … Avant de me remettre à travailler, j’ai besoin de savoir positivement si je dois tout jeter au feu et m’y reprendre d’une autre manière, moins méthodique peut-être, mais plus pratique. C’est de vous, monsieur, et de vous seul, que je puis espérer ce bon avis, et cela me fera risquer de vous envoyer ce fatras à la première occasion. Au reste, usez-en bien à votre aise et commodité. Prenez-le, lisez-le ; dites-moi sincèrement si vous n’avez pu l’achever. C’est ce que je crains ; car je ne crains pas trop que vous ne trouviez pas qu’au fond cela est vrai. Sur toutes choses que ce soit absolument vos momens perdus. S’ils n’y suffisent pas, cela ne vaut rien ; car vos momens perdus valent mieux que ceux employés par bien d’autres. Et surtout encore que cela ne dérobe pas un seul instant à vos chers stoïciens. J’en suis bien plus empressé que de tout ce que je peux jamais rêver. Oh ! que c’est un beau cadre ! et que ce sera un beau tableau, quand vous y aurez mis vos idées ! Cela fera bien du bien ; à qui ? A un monde qui n’en vaut guère la peine, d’accord ; mais nous n’en avons pas d’autre ; et il n’y a moyen d’y exister qu’en rêvant à le rendre meilleur. Il n’y a que quelques êtres comme vous qui me raccommodent avec lui. (Et en post scriptum :) Ma tête est bien mauvaise ; c’est par elle que je commence à médire de tout ce que je vois. »


M. de Tracy, le solitaire d’Auteuil, comme il s’intitulait volontiers depuis le départ de Cabanis, éprouvé en ces années par des pertes cruelles, était lui-même sujet à de longs accès de découragement ; on aime à surprendre ces natures philosophiques sous un jour affectueux et attendri. Annonçant à Fauriel son Commentaire sur Montesquieu, qui n’était qu’une occasion pour lui, disait-il, d’agiter une foule de questions, il écrivait encore avec une grace aimable, mais cette fois avec une certaine verdeur d’espérance :

« Je voudrais surtout ne pas me croiser avec vous ; mais, puisque vous dépendez

  1. le mot est de Benjamin Constant.