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de cendre que M. Gutzkow prête aux hamadryades de la Sprée n’avait pas de quoi faire oublier à cette ame rêveuse, altérée de fantaisie et d’air, les sources vives de Neusess, les courses buissonnières dans la montagne, et les divines escapades au pays des nuages. « Hélas ! soupire-t-il en son inquiète aspiration, si je pouvais seulement m’envoler de cette obscure et poudreuse résidence, au vallon où le printemps joyeux s’épanouit, de ce Berlin qui n’en finit pas à ma campagne de Neusess. » Tout en rimant ainsi, le temps se passe, l’âge vient qui amène avec lui le désenchantement, l’amertume du cœur. « Pourquoi se plaindre de la fausseté des hommes, lorsque le ciel lui-même se plaît à nous leurrer de promesses vaines et de mensonges ? L’aurore a menti qui promettait la pluie ; le paon qui la piaulait, la grenouille qui la croassait, ont menti ; le nuage aussi qui nous disait par la voix du tonnerre : « attendez, il va pleuvoir, pour sûr » le nuage a menti, et le voilà qui nous jette en fuyant l’arc-en-ciel comme une raillerie. » Bientôt à ce cortége bourdonnant des pensées moroses la douleur physique va se joindre : « Merci, s’écriait-il naguère en s’adressant à la Muse ; graces te soient rendues à toi qui daignes me visiter encore lorsque tout s’est enfui, plaisirs de la jeunesse, bonheur de vivre, tout jusqu’à la santé, ce bien suprême ! Tu t’attaches au pauvre malade incapable de te servir désormais, avec gloire du moins ; plus empressée dans cette chambre, où tu remplis l’office d’infirmier, que tu ne l’étais jadis aux banquets de la jeunesse, tu me livres en fidèle servante les consolations dont tu disposes : l’aimable badinage et la parole grave qui rassérène. »

Triste retour des choses, c’est un peu l’histoire de chacun ; cependant l’heure mélancolique ici parait hâtive. Né en 1789, Rückert compte à peine cinquante-cinq ans, et d’ailleurs l’individualité souriante du poète, la fraîcheur, la grace persistante de son inspiration, eussent défié l’âge. Est-ce qu’il en serait par hasard de la fantaisie comme de certains doux rêves qu’il n’est plus permis de poursuivre passé vingt-cinq ans ? est-ce que ce culte sentimental des fleurs et des étoiles aurait, lui aussi, sa période marquée ? On sait la réaction douloureuse que produit sur l’ame irritable d’un poète aimé un peu d’abandon ou de froideur de la part de son public s’apercevant un beau matin qu’il admire depuis tantôt vingt ans les mêmes élégances et le même esprit. Je m’expliquerai volontiers de la sorte la mauvaise humeur de Rückert ; on l’oublie, mais c’est un peu de sa faute : pourquoi vouloir rimer jusqu’à la fin ? Il n’y a pire façon de se faire oublier que de prétendre occuper les gens de soi au-delà de certaines limites ; à force de revenir à son thème, on