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entre lui et ses adversaires politiques une ligne de séparation et de haine qui, si elle ne disparaît, pourra devenir fatale pour la Grèce. Aussi les Hellènes regardent-ils sir E. Lyons comme le mauvais génie de la diplomatie européenne dans leurs affaires. Leurs sollicitations à Londres pour faire rappeler ce malencontreux agent sont continuelles. Dernièrement, quand ils ont vu la presse s’adoucir à leur égard, ils ont cru que sir Robert Peel avait enfin ouvert les yeux sur la profonde impopularité de sir E. Lyons en Orient, et ils n’ont pu dissimuler leur joie. Il paraît qu’ils s’étaient réjouis trop tôt. La disgrace tant espérée de sir E. Lyons s’est bornée à quelques admonitions et à l’invitation de se montrer désormais moins âpre pour le cabinet Coletti, aussi bien que pour la légation française.

Jamais du reste l’influence de la France n’a été mieux qu’aujourd’hui reconnue et admise en Grèce par tous les partis. Si nos agens savent tirer avantage de leur position, ils peuvent contribuer puissamment à consolider ce royaume et par là relever l’ascendant de notre pays en Orient. Toutefois, pour y réussir, ils doivent protéger en Grèce uniquement ce qui est national, sans s’inquiéter des personnes. Ils sont tenus d’appuyer le système Coletti tant que le peuple lui-même sera pour ce système ; mais si la France en venait à soutenir en Grèce un système anti-populaire, comme les derniers évènemens d’Athènes, en se reproduisant, pourraient bien l’y pousser, alors l’influence française se détruirait elle-même. Puisse notre diplomatie ne pas renouveler bientôt à Athènes la faute qu’elle commit naguère en Syrie, où elle protégea l’établissement égyptien sans s’assurer si le système qu’elle appuyait avait des bases dans le sol, et s’il continuait ou s’il avait cessé de répondre au vœu des habitans !

En résumé, il nous semble que le système du statu quo musulman n’est plus tenable. L’islamisme repousse tout progrès ; or ce qui ne marche pas rétrograde et doit finir par la mort. Si la diplomatie anglo-française ne peut s’accorder pour résoudre pacifiquement le débat des frontières turco-grecques et pour régler le sort des raïas, l’humanité lui fait alors un devoir de s’en remettre au jugement de Dieu, c’est-à-dire de stipuler solennellement la neutralité des grandes puissances vis-à-vis de la Turquie et de la Grèce, puis de déclarer la guerre ouverte entre les deux races chrétienne et musulmane de l’Orient. Tout indique que cette lutte dernière ne serait pas longue. Les Grecs en effet ne sont plus ce qu’ils étaient il y a encore peu d’années ; l’amour de l’ordre a remplacé chez eux l’esprit de morcellement et d’anarchie : ils le prouvent avec éclat en subissant cette chambre appelée par eux dictatoriale, à laquelle Coletti fait voter unanimement tant de mesures nouvelles pour centraliser le pouvoir. Si cette dictature constitutionnelle est acceptée avec résignation par un esprit aussi bouillant, aussi impatient du joug que l’esprit grec, c’est que la Grèce espère par là augmenter ses forces, se rendre plus apte à réagir, et à faire triompher son principe au dehors. En renonçant momentanément, il faut l’espérer, à tant de franchises provinciales, la Grèce prouve d’autant mieux qu’elle comprend sa mission, qui est d’émanciper l’Orient, fût-ce au prix de ses plus chères libertés. Elle