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imite en quelque sorte la république française se livrant à Napoléon pour réussir plus sûrement à faire avec lui le tour de l’Europe.

Il ne s’agit, pour le moment, que d’affranchir un million de raïas, d’ailleurs en conspiration permanente. Par là seulement on empêche la dissolution de la Turquie, et on échappe à la catastrophe d’un prétendu partage de l’Orient, qui mieux encore que la partage de la Pologne assurerait le triomphe définitif du tsarisme. L’Europe, nous le répétons, n’a que deux manières d’accomplir cet affranchissement, ou par des négociations diplomatiques, ou en permettant la lutte armée entre les deux races. Nous savons bien que les diplomates sourient d’un air sceptique à la seule idée que l’épée des Hellènes puisse être d’un poids quelconque dans l’équilibre européen. Nous avouerons nous-mêmes que, si le royaume grec actuel était réduit à ses seules forces contre toutes les forces de l’empire ottoman, y compris celles de l’Égypte, l’issue de la guerre pourrait être regardée comme douteuse. L’Hellade a tout au plus dix mille soldats réguliers, même en y comprenant les milices congédiées, tandis que le sultan entretient sous le drapeau près de cinquante mille hommes du nizam. Il est vrai que le royaume compte au moins cent mille palicars et gardes nationaux de dix-huit à trente ans ; mais aux palicars grecs la Porte saurait aussi opposer des armées irrégulières d’Albanais, de Bosniaques et d’Osmanlis, trois fois plus nombreuses. Il faudrait donc compter que dans cette guerre les musulmans seraient constamment quatre contre un. Sur mer seulement, les Grecs pourraient lutter à nombre d’hommes égal. Outre ses dix-huit navires de guerre et ses bateaux à vapeur, le royaume possède plus de trois mille vaisseaux marchands, montés par trente mille matelots endurcis à tous les périls. Ces bâtimens, devenus corsaires et transformant leurs barques en brûlots, inonderaient les mers ottomanes, et détruiraient bientôt en détail la grosse flotte du grand-seigneur. Par mer, la Grèce ne craint rien des Turcs ; par mer, les Hellènes sont encore aussi indomptables qu’au temps de Thémistocle ; mais sur terre, la question est beaucoup plus complexe : devant des forces quatre fois supérieures aux leurs, les Grecs, sans les raïas, ne sauraient faire sur terre qu’une guerre de montagnes et d’embuscades, une longue guerilla, dont pourrait bien se lasser la patience de l’Europe. Il n’y a pour l’Hellade qu’un seul moyen certain de triompher sur terre, c’est de se concilier les raïas slaves, et de combiner leur insurrection avec la sienne.

Malheureusement cette harmonie gréco-slave, qui est la grande nécessité de l’Orient, ne nous paraît pas encore près de se réaliser. La slavophobie a gagné la majorité des Grecs. Leur juste terreur de la Russie les égare au point de leur faire voir dans tout Slave un allié des tsars. C’est qu’autrefois ils n’eurent pas moins à souffrir des Serbes que des Moscovites, et les annales du Bas-Empire montrent le plus souvent les Slaves danubiens et les Russes coalisés ensemble contre Byzance. Cependant ce serait mal profiter des leçons de l’histoire que de tirer des évènemens d’un siècle barbare l’horoscope d’une époque civilisée. L’injuste aversion pour les Slaves, si la Grèce n’y renonce pas, amènera tôt ou tard la ruine et un nouvel asservissement