Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/841

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voit toujours revenir à l’histoire, qu’il aime à se représenter sous des images empruntées à l’architecture. Ainsi, quand il est assis au haut du Geissberg, devant le plus magnifique paysage, il se prend à dire : « Il me semblait que tous ces hommes, tous ces fantômes, toutes ces ombres qui avaient passé depuis deux mille ans dans ces montagnes, Attila, Clovis, Conrad, Barberousse, etc., s’y dressaient encore derrière moi, et regardaient comme moi ce splendide horizon. J’avais sous mes pieds les Hohenstauffen en ruine, à ma droite les Romains en ruine, etc… » Les enchantemens de la nature ne parviennent jamais à faire oublier à M. Hugo les préoccupations qui lui sont le plus familières. Souvent, en face de la création, c’est à lui qu’il songe. Voici ce qu’il écrivait de Heidelberg. « Je pense que l’étude de la nature ne nuit en aucune façon à la pratique de la vie, et que l’esprit qui sait être libre et ailé parmi les oiseaux, parfumé parmi les fleurs, mobile et vibrant parmi les flots et les arbres ; haut, serein et paisible parmi les montagnes, sait aussi, quand vient l’heure, et mieux peut-être que personne, être intelligent et éloquent parmi les hommes. » Oh : néant de la poésie et de la nature ! Ni les oiseaux, ni les fleurs, ni les flots, ni les arbres, ni les montagnes, n’empêcheraient M. Hugo de penser à la chambre des pairs.

Pourquoi ne le dirions-nous pas ? Malgré l’ébranlement que les descriptions monumentales du poète ont parfois imprimé à notre imagination, son livre, même dans les parties les meilleures, nous a presque toujours plus étonné que satisfait. C’est en termes plus magnifiques que pénétrans que M. Hugo parle du Rhin et de ces délicieuses campagnes qui laissent dans l’esprit de si profonds souvenirs. Pour en bien parler, il faut que l’ame exhale quelque chose de doux et d’intime. Cette douceur, ce charme, nous les avons trouvés dans une autre correspondance, dans les lettres d’une jeune fille qui a longtemps vécu sur les bords du Rhin, et qui versait dans l’ame d’un poète illustre les naïves confidences de son adoration pour lui et de son amour de la nature. Bettina avait fait des bords du Rhin son domaine, son empire ; elle ne se lassait pas non plus d’en parler à Goethe ; elle l’invitait à y revenir. « N’est-ce pas, lui écrivait-elle un jour, tu reviendras bien encore une fois visiter les bords du Rhin, ce jardin de ta patrie, si beau qu’il remplace pour l’étranger son pays natal, où la nature se montre si gracieusement grande ? Comme son esprit sympathique y redonne la vie aux ruines ! Comme elle tapisse bien les espaces déserts d’une charmante végétation qui monte et descend le long des murs sombres ! Comme elle y plante bien l’églantier sur les vieilles tours, et le merisier dans les crevasses des murailles, d’où il semble sourire ! Oui, viens, et parcours la montagne boisée,