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un désordre à ne pas se reconnaître, de vraies bacchanales. A vingt milles à la ronde, les puritains et les gens sévères quittaient la place. Quant à mon père, ses journées n’étaient plus qu’un long éclat de rire. Il n’admettait à ces orgies que de bons vivans dans toute la force du terme ; il en bannissait surtout les poètes et les gens de lettres, qu’il appelait les « frelons et les guêpes littéraires. »

Il soutenait que ces gens-là n’étaient bons à rien, et rappelait la nullité administrative d’Addisson, l’étourderie notoire de Steele, les insuccès diplomatiques de Prior. Un jour il nomma Congreve commissaire de l’octroi, mais en ajoutant : « Vous verrez qu’il n’entend rien aux affaires. » Il offrit cependant une pension à Pope ; qui la refusa, et vingt louis à Savage, qui les renvoya. Son unique protégé de cette classe fut le triste Young, qui lui jetait d’incroyables flatteries à la tête. Cependant il lisait Horace, auquel il trouvait du bon sens. Le succès de Robert Walpole fut tout entier dans cette qualité, le bon sens. Par elle, il triompha de Bolingbroke, se moqua des puritains, et dupa les jacobites. Personne mieux que Robert ne savait quand et comment il fallait agir, ce qu’il fallait faire, où l’on devait s’arrêter. Il comprit sa mission et son œuvre, qui étaient de réglementer, de pacifier, de coordonner, de grouper les partis, de recruter des alliés et de temporiser, pour que l’établissement de Guillaume eût le temps de s’asseoir. Ce n’était pas une œuvre généreuse ni grandiose ; telle quelle, il s’en chargea. Il n’eut crainte ni de l’éclat météorique du tory Bolingbroke, ni des menaces impraticables des calvinistes ; mais, plus tard, à l’aspect de ceux qui venaient contenter un besoin moral de la nation, enrichie et affermie, le besoin de gloire, il reconnut son dernier moment, se retira en murmurant, mais pour toujours, et n’engagea plus le combat.

Il est évident qu’il était parfaitement d’accord avec le centre de la nation, avec la bourgeoisie commerçante, l’aristocratie whig et le peuple industriel. Contre lui s’élevaient les passions extrêmes, l’intérêt et la générosité jacobites, l’utopie et l’idéal de la république calviniste, les deux points opposés et violens du monde anglais. Les indifférens, les flottans, les corrompus, comme il y en a tant lorsque les troubles des révolutions laissent leur écume sur le rivage, demandaient à être achetés ou ralliés ; Robert leur donna ce plaisir. Le commerce voulait du calme ; le flot des cinquante dernières années grondait encore d’une sourde colère, bien qu’il allât en s’affaissant. La moindre violence pouvait réveiller ce qui s’assoupissait, le moindre éclat déchirer de tristes voiles et révéler des plaies récentes. Robert