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Il résulte seulement de cette combinaison de soins que l’esprit de l’histoire vit sincèrement dans un sujet de tragédie d’ailleurs populaire, et que Goethe, par exemple, ou Fauriel, étaient satisfaits en même temps que l’eût été la foule, si elle avait pu y applaudir. Quand je songe à ces deux pièces isolées qui se tiennent debout là-bas comme deux belles colonnes, et qui semblaient nous prêter d’avance le portique de l’édifice, à charge pour nous de le poursuivre, j’ai peine à ne pas rougir de ce que, sous nos yeux, ce rêve de théâtre est devenu.

Je continue et veux ici rassembler tout ce qui tient à un épisode attachant pour lequel il n’est pas besoin d’excuse. Est-ce donc là m’écarter le moins du monde de mon sujet ? Je fais ressortir à quel degré Manzoni, lié à la France par Fauriel, a été, en Italie, un représentant et un frère de l’école historique française. Je fais toucher du doigt le lien et le nœud. Cette école n’ayant point produit son poète dramatique chez nous, elle l’a eu dans Manzoni.

Fauriel, à cette époque, nourrissait certain vague projet de composer un roman historique, dont il aurait sans doute placé la scène dans le midi de la France, en un de ces âges qu’il savait si bien. Après avoir terminé Adelchi, et avoir eu un instant l’idée (mais sans y donner suite) d’une tragédie de Spartacus, Manzoni commença, de son côté, à songer à son roman des Promessi Sposi. Vers le même temps, son ami Grossi s’occupait d’un grand poème historique, les Lombards à la première Croisade ; c’était le moment de la pleine vogue d’Ivanhoe. De là d’actives discussions et mille idées en jeu, soit par correspondance, soit surtout de vive voix durant le séjour que Fauriel alla faire en Italie dans les années 1823-1825. Il s’agissait, par exemple, comme question principale entre les deux amis, de la mesure selon laquelle l’histoire et la poésie peuvent se combiner sans se nuire. Fauriel inclinait à croire que dorénavant, dans cette lutte, la poésie proprement dite aurait de plus en plus le dessous. Manzoni ne le pensait pas tout-à-fait ainsi, et maintenait que, nonobstant toutes apparences et tous pronostics contraires, la poésie ne veut pas mourir. Tous deux s’accordaient à reconnaître que dans un système de roman, il y a lieu d’inventer des faits pour développer des mœurs historiques

« Or, c’est là, répliquait Manzoni, c’est là une ressource très heureuse de cette poésie qui, comme je vous le disais, ne veut pas mourir ; la narration historique lui est interdite, puisque l’exposé des faits a, pour la curiosité très raisonnable des hommes, un charme qui dégoûte des inventions poétiques qu’on veut y mêler, et qui les fait même paraître puériles. Mais rassembler les traits caractéristiques d’une époque