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d’avance de tous les autres. En ce sens, Fauriel était un coin de la capitale de Manzoni, il était l’un des membres les plus présens de cette capitale disséminée.

N’exagérons rien ; nous ne serons que vrai en affirmant que la publication en France des tragédies traduites par Fauriel, et les jugemens dont il les accompagna, eurent à l’instant leur contre-coup en Italie ; les éloges de Goethe, que le critique avait enregistrés, ceux qu’il avait ajoutés lui-même, ces glorieux ou graves suffrages, venant du dehors, posaient, comme on dit, Manzoni chez les siens et préparaient les voies au succès prodigieux de son roman. Je tirerai d’une lettre d’Hermès Visconti à Fauriel un curieux passage qui prouve l’exactitude de cette assertion ; je traduis textuellement :


« (Milan 10 août 1823.) J’ai lu avec un singulier plaisir l'Adelchi et le Carmagnola français.- Pour ce qui est de la traduction de mon petit Dialogue, je ne puis que trouver en vérité que vous avez voulu faire preuve envers moi d’une bonne grace extrême.- Permettez-moi de vous dire que, dans le reste du volume, il est rendu pour la première fois justice, et sous tous les points de vue, au talent de notre ami ; cela va devenir on ne saurait plus utile à sa réputation littéraire, même parmi nous. Non que, de prime abord, je suppose la moyenne de nos lecteurs en mesure de sentir et d’apprécier les observations générales qui font ressortir l’importance du système dramatique créé en partie et suivi par Alexandre ; ils n’entendront pas très bien non plus les observations de détail dues à Goethe. Néanmoins, si les productions suivantes d’Alexandre trouvent au-delà des Alpes des analyses et des éloges comme ceux qu’on vient de faire pour Carmagnola et Adelchi, je crois que ce sera le meilleur moyen de persuader à nos dilettanti de littérature qu’ils possèdent un grand poète parmi leurs concitoyens, et peut-être, avec le temps, de les accoutumer à l’idée que les tragédies d’Alfieri ne sont pas les meilleures tragédies italiennes. Pour le moment nous sommes assez loin de là. Seulement un petit nombre de personnes commencent à dire tout bas que Manzoni est le meilleur des poètes italiens vivans ; les autres pensent suffisamment le louer en le qualifiant un poète au-dessus du commun et un prosateur estimable, sans parler de ceux qui le croient ou affectent de le croire un beau talent fourvoyé. »


Les choses, à cet égard, se passèrent bien mieux que Visconti ne l’augurait ; le mouvement des esprits en faveur de la nouvelle école se prononça avec rapidité. Moins de trois ans après la date de cette lettre, le poème de Grossi (les Lombards à la Croisade), à la veille d’être publié (avril 1826), réunissait un nombre de souscripteurs sans exemple dans le pays, 1,600, je crois. Enfin, les Promessi Sposi